Pour avoir un temps travaillé sur le trafic de stupéfiants, je sais à quel point ces affaires ne sont pas comme les autres. Les certitudes s’envolent vite, les témoins parfois disparaissent, et les silences sont souvent plus éloquents que les paroles. Je le mesure assez pour affirmer qu’un livre comme Narcocratie est une exception. Pas seulement parce qu’il documente, avec une précision redoutable, l’installation d’un pouvoir criminel sur le sol européen. Mais parce qu’il le fait de l’intérieur.
Je m’explique : Vincent Monnier, son auteur, est un journaliste d’enquête respecté, rédacteur en chef au Nouvel Obs. Ceux qui suivent ces questions savent la qualité de ses papiers, la solidité de ses sources, la manière dont il manie les dossiers judiciaires avec acuité. Narcocratie est son premier livre, mais il est l’aboutissement d’un long compagnonnage avec le réel, d’années passées à traîner dans les prétoires, à recouper des notes confidentielles, à parler off avec des flics, des juges, et parfois, oui, avec des criminels eux-mêmes. Ce qu’il raconte ici, il l’a glané en multipliant les entretiens.
Le livre s’ouvre sur une scène somptueuse et glaçante : un mariage au Burj Al-Arab de Dubaï. Un décor de luxe oriental, mais une liste d’invités qu’on dirait sortie d’un fichier d’Interpol : Daniel Kinahan (chef de clan irlandais), Ridouan Taghi (cerveau de la Mocro Maffia, aujourd’hui en prison aux Pays-Bas), Edin Gacanin (narco bosniaque et logisticien des Balkans), Raffaele Imperiale (mafia napolitaine, collectionneur de tableaux volés), Richard Riquelme Vega, dit El Rico (Chilien naturalisé néerlandais, coordinateur de cargaisons transatlantiques).
Ridouan Taghi, le baron de la drogue qui fait trembler Amsterdam
Considéré comme l’un des plus grands barons de la drogue en Europe, Ridouan Taghi, arrêté à Dubaï en 2019, est soupçonné d’avoir tué ou fait exécuter des rivaux mais aussi des journalistes et un avocat. L’ennemi public numéro un continue-t-il à tirer les ficelles du fond de sa cellule néerlandaise ? Hugo Wintrebert revient sur cette affaire stupéfiante.
Une sorte de conseil d’administration du crime, à la tête d’un super cartel qui contrôle désormais une part significative du marché européen de la cocaïne. Ce sont des patrons, pas des caïds. Ils parlent plusieurs langues, vivent entre Dubaï et Marbella, investissent dans l’immobilier ou la boxe, pilotent des flux de marchandises comme d’autres gèrent des chaînes logistiques.
Une question de souveraineté
Et c’est tout l’objet du livre : montrer comment ces narcos ont cessé d’être des hors-la-loi pour devenir des puissances parallèles. C’est là que le titre Narcocratie prend tout son sens. Un mot fort, presque effrayant. Ce que Vincent Monnier décrit, c’est une gouvernance invisible, un système qui n’attaque pas frontalement les États, mais les ronge de l’intérieur, en les contournant, en les infiltrant, en les soumettant à ses logiques de rendement, d’impunité, de vitesse.
Il y a dans le livre des scènes saisissantes : les dockers du Havre enlevés, menacés, achetés ; les micros planqués dans une planque de Honfleur ; les conteneurs plein de came qui circulent entre Santos, Anvers, Rotterdam, Le Havre ; les juges sous protection aux Pays-Bas ; la princesse Amalia cloîtrée pour cause de menaces narcos. À chaque page, on sent la tension d’une Europe prise dans une guerre qu’elle n’a pas voulu voir venir, et qui n’est plus celle des kalachnikovs, mais des téléphones cryptés, des ports de commerce et des comptes offshore.
Mais ce qui me frappe le plus, c’est la précision de Vincent Monnier. Il connaît les filières, les noms de code, les habitudes, les méthodes. Il sait où chercher, et surtout ce qu’il peut (ou ne peut pas) dire. Car écrire un livre sur les narcos aujourd’hui, c’est marcher sur une ligne de crête.
Et pourtant, Narcocratie n’est jamais sensationnaliste. C’est un livre tendu, rigoureux, informé. Un livre de journaliste, au sens noble. C’est aussi une alerte. Une alarme froide et méthodique : ce n’est plus une affaire de banlieues, de cartels exotiques, ou de banditisme importé. C’est une question de souveraineté, de pouvoir. Et ce pouvoir est déjà là, souterrain, insaisissable, mais bien réel. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.
Narcocratie, de Vincent Monnier, Albin Michel, 272 pages, 20 euros.