La guerre aurait pu les éloigner, voire les opposer. Mais le tandem formé par Volodymyr Zelensky, et son Premier ministre Denys Chmyhal, a résisté à tout. A chacun sa feuille de route. Dans l’ombre de l’hypermédiatique président ukrainien, Chmyhal fait tourner l’Etat, pense la reconstruction en temps réel du pays. Un chantier titanesque qui concerne aussi bien les infrastructures électriques, routières que les écoles les hôpitaux, les logements ou encore les riches terres agricoles métamorphosées en champs de mines. Une économie où il faut aussi reconstruire un tissu d’entreprises. D’après les dernières estimations, le coût de la reconstruction de l’Ukraine approcherait les 524 milliards de dollars.

Face à une telle somme, la saisie des 300 milliards de dollars de réserves de la Banque centrale de Russie, jusqu’à présent gelés, paraît indispensable aux yeux des Ukrainiens. Sauf que les gouvernements européens et notamment l’Allemagne et la France s’y opposent. Une Union européenne que l’Ukraine souhaite rejoindre au plus vite. « On sera prêt dès 2026 », promet le chef du gouvernement ukrainien. Une interview exclusive pour L’Express.

L’Express : Alors que les dernières négociations sur un cessez-le-feu qui se sont tenues à Istanbul se sont une nouvelle fois soldées par un échec, pensez-vous réellement que Vladimir Poutine souhaite mettre fin à cette guerre et négocier ?

Denys Chmyhal : Chaque nuit, chaque jour, l’armée de Vladimir Poutine continue d’attaquer la population ukrainienne et les infrastructures du pays. Des attaques de drones, de missiles, de bombes planantes… Cette guerre n’a pas baissé en intensité. Comme les dernières discussions l’ont montré, tous nos efforts et toutes nos propositions pour stopper la guerre et mettre en place un régime de cessez-le-feu ont été rejetées. Vladimir Poutine joue un double jeu : il parle de négociation, envoie des délégations mais tout cela n’est que du théâtre. Rien de concret n’émerge à l’exception des récents grands échanges de prisonniers. Poutine pense qu’il est en train de réussir sur le terrain. Certes, chaque jour, l’armée russe avance de 100, voire 200 mètres, repoussant ainsi la ligne de front. Le président russe espère ainsi conquérir tous les oblasts de Donetsk mais aussi la région de Zaporijia, peut-être une partie de celle de Kherson et en plus, quelques morceaux de la région de Soumy alors qu’il aimerait créer là-bas une zone-tampon. Pour cette raison, la Russie joue à faire durer les négociations afin de gagner du temps et conquérir des territoires ukrainiens.

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A mon sens, Vladimir Poutine n’a pas vraiment l’intention d’accepter un cessez-le-feu, comme nous l’avions proposé il y a deux mois. Nos propositions sont toujours sur la table des négociations. En l’état, nous espérons que les Etats-Unis et l’Union européenne vont continuer à durcir les sanctions contre la Russie. Il n’y a que deux méthodes pour amener Poutine à la table des négociations. La première, la pression sur la ligne de front de notre part, et la seconde, la pression des sanctions économiques. Ainsi, les banques russes devraient être totalement débranchées du système de paiement international Swift. Or la moitié des établissements bancaires russes peuvent encore travailler librement. Il faut aussi s’attaquer à la flotte fantôme de navires russes, aux livraisons de gaz naturel liquéfié. L’argent provenant du commerce des ressources énergétiques et du combustible nucléaire devrait faire l’objet de sanctions bien plus dures.

Comment ? En durcissant ce que les experts appellent les sanctions secondaires ?

Tout à fait. Des sénateurs américains ont ainsi proposé d’appliquer des tarifs douaniers de 500 % aux pays qui coopèrent avec la Russie en lui achetant ses ressources énergétiques. Même si la Russie vend son pétrole à des prix décotés, elle continue d’engranger énormément de recettes.

“Nous avons libéré la mer Noire, en partie grâce aux drones qui changent le visage de cette guerre”

D’autres mesures existent. Ainsi, nous avons proposé que les pays du G7 abaissent le prix plafond auxquels ils peuvent acheter du pétrole russe – il est actuellement de 60 dollars. Tant que la Russie aura la possibilité de financer cette guerre, elle continuera à se battre. Pour Vladimir Poutine, les pertes humaines ne comptent pas. En l’espace de trois ans, plus de 1 million de Russes ont été tués ou blessés. Du jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale.

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L’armée russe a perdu 11 000 chars, 22 000 véhicules blindés lourds, 700 jets et hélicoptères. Et encore récemment, 41 avions stratégiques dans le cadre de l’opération spéciale et 22 navires de guerre en mer Noire, de sorte qu’en réalité, nous avons libéré la mer Noire. Tout cela en partie grâce aux drones qui changent le visage de cette guerre.

Parmi les « armes économiques », il y a la question des actifs financiers russes, notamment des avoirs de la Banque centrale pour l’instant gelés. L’Ukraine demande leur saisie, ce que refusent l’UE et particulièrement la France. Comprenez-vous les arguments juridiques avancés ?

Puis-je vous répondre en vous posant une autre question ? Au début de la guerre, tous les pays civilisés ont immobilisé les actifs souverains russes. Il ne s’agissait pas d’une décision juridique, mais uniquement d’une décision politique. Pourquoi ne pas aller plus loin aujourd’hui ? Donnez-nous tous ces actifs pour financer notre défense et nos dommages, pour pallier les pertes financières des familles, pour le peuple ukrainien ! C’est un vrai sujet pour l’UE, parce que la majeure partie des actifs immobilisés se trouve en Europe. Les Etats-Unis ont décidé de confisquer 5 milliards de dollars d’actifs russes. Mais nous sommes loin du compte.

Espérez-vous obtenir gain de cause ?

Nous cherchons une voie de passage. Mais nous devons trouver une majorité absolue au sein du G7 et des pays européens. Nous avons proposé une solution juridique pour utiliser ces actifs. D’un côté, la création d’une commission internationale des dommages et des pertes. Et de l’autre, la création d’un fonds international de compensation qui regroupera tous les biens russes confisqués et utilisera cet argent pour financer la reconstruction du pays.

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Qui gérerait ce fonds ?

Tous les pays qui y participeront. C’est-à-dire tous ceux qui confisqueront des biens et les placeront dans ce fonds. Chacun pourra alors envoyer un représentant à la Commission internationale dont le conseil prendra les décisions sur la manière de dépenser l’argent et soutenir l’Ukraine.

Quel pourrait être le montant des actifs saisis ?

Le montant total des actifs gelés avoisine les 300 milliards d’euros. C’est beaucoup mais encore insuffisant en comparaison aux coûts estimés de la reconstruction du pays. Selon les dernières estimations réalisées conjointement par la Banque mondiale, l’Union européenne et l’ONU, le montant des dommages causés à l’Ukraine par l’agression de la Russie atteindrait à l’heure où je vous parle 524 milliards de dollars. Cette estimation ne porte que sur le territoire contrôlé par l’Ukraine.

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Le montant sera donc beaucoup plus élevé lorsque nous aurons la possibilité d’estimer les dégâts dans toutes les villes comme Bakhmout ou Marioupol, qui ont été presque entièrement détruites. La confiscation des actifs russes ne suffira donc pas. C’est pourquoi, nous proposons que les pays occidentaux mettent en place des sortes de taxes ou de droits de douane supplémentaires sur leurs importations russes quand la guerre sera terminée. Je ne peux pas vous dire quel montant et pour quelle durée. Mais les sommes collectées pourraient, elles aussi, être versées au fonds de compensation.

Vous dites que vous avez besoin d’une majorité absolue au sein de l’UE. Le résultat du dernier scrutin présidentiel en Pologne avec l’élection du candidat nationaliste Karol Nawrocki vous inquiète-t-il ?

Les élections et leurs résultats sont des affaires absolument souveraines. Je respecte le résultat de toutes les élections dans tous les pays partenaires. La Pologne est notre voisine, notre très proche voisine, notre très grande amie. Et la société polonaise est très favorable à l’Ukraine. Quand une société est très amicale envers une autre société, les hommes politiques, quelles que soient leurs opinions politiques, sont forcément très amicaux…

Pour revenir à la reconstruction du pays, quelles sont aujourd’hui les priorités ?

En fait, dès les premiers mois de la guerre nous avons commencé à reconstruire le pays. Mais il faut voir maintenant au-delà et imaginer une reconstruction plus globale, comme une sorte de plan Marshall pour l’Ukraine. Mesurez bien l’enjeu : dès les premiers mois de la guerre, nous avons perdu près de 30 % de notre économie et près de 3,5 millions d’emplois ont disparu entre mars et mai 2022. Beaucoup de ces emplois ne vont pas réapparaître du jour au lendemain parce que des centaines d’entreprises sont totalement détruites. A très court terme, cinq domaines sont prioritaires.

“Nous avons un besoin considérable dans le domaine du déminage”

Le premier, l’électricité. Le réseau électrique et les installations doivent être rétablis et la France est au premier rang pour nous aider. Le deuxième sujet est celui du déminage. Tout ce qui entoure les territoires occupés est miné ou pollué par des bombes. Les Russes minent intentionnellement des infrastructures civiles, des logements, des aires de jeux pour enfants. Même les piliers électriques sont minés. Et lorsque nos électriciens interviennent, certains meurent à cause de l’explosion des mines. C’est pourquoi nous avons un besoin considérable dans le domaine du déminage. Nous avons multiplié par quatre le nombre d’entreprises spécialisées dans le pays. On compte aujourd’hui près de 4 000 démineurs dans toute l’Ukraine, mais il nous en faudrait plus de 10 000.

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La troisième priorité, c’est le logement. Plus de 13 % des habitations sont détruites ou gravement endommagées. A cela s’ajoutent 16 % des infrastructures médicales et quasiment autant d’écoles, de -collèges ou d’universités. La quatrième priorité concerne les infrastructures essentielles, comme les ports, les ponts, les routes. Enfin, nous devons créer rapidement les conditions pour que des PME ou des microentreprises voient le jour pour permettre aux Ukrainiens qui ont perdu leur job de gagner leur vie et d’éviter ainsi qu’ils quittent définitivement le pays.

L’adhésion à l’Union européenne est l’un de vos objectifs. Où en sont les négociations ? Cet objectif vous semble-t-il crédible et atteignable ?

C’est effectivement un des objectifs de mon gouvernement. Il est d’ailleurs inscrit dans la Constitution, comme celui de – l’adhésion à l’Otan – 90 % de la population souhaite cette intégration. Le gouvernement ukrainien a récemment validé des feuilles de route pour les négociations sur les trois premiers clusters [NDLR : chantiers], dont l’ouverture est attendue très prochainement ; les trois suivants devraient s’ouvrir durant la seconde partie de l’année. Une fois les négociations sur ces six clusters achevées, la décision relèvera alors d’un choix politique des Etats membres.

A quel horizon cette adhésion pourrait-elle se concrétiser ?

Ursula von der Leyen a déclaré que l’Ukraine pourrait devenir membre de l’Union européenne d’ici à 2030. Mais nous souhaitons aller plus vite. J’ai dit que nous prévoyons d’achever notre préparation technique et les réformes nécessaires d’ici un an. Bien entendu la décision doit être approuvée par les parlements des 27 Etats membres. Un processus qui prendra du temps. Mais nous espérons obtenir une déclaration politique dès la fin de la guerre.

Mais il vous reste encore beaucoup de barrières, notamment réglementaires, à franchir…

Nous avons mis en œuvre plus de 80 % des obligations imposées par Bruxelles. Prenez l’exemple de la lutte contre la corruption. Plus de 95 % des règles ont déjà été mises en place.

L’Ukraine est un grand pays agricole. Comprenez-vous l’angoisse des agriculteurs européens face à la concurrence des produits ukrainiens, hypercompétitifs, dans les céréales ou le poulet par exemple ?

Partons des chiffres : l’Union européenne importe l’équivalent de 17 milliards d’euros de produits agricoles du Brésil, 16 milliards des Etats-Unis et 13 milliards seulement d’Ukraine. Cela veut dire que les produits ukrainiens ne représentent que 6 % du total des importations agricoles européennes. C’est très faible et il n’y a aucune menace sur l’agriculture européenne. Nous sommes très responsables et nous savons qu’il y a des règles notamment environnementales à respecter. Mais l’Ukraine a aussi ses propres marchés d’exportations, l’Afrique, le Moyen-Orient. Nos exportations font vivre 400 millions de personnes dans le monde entier et nous pourrons demain toucher près de 600 millions de personnes notamment dans les régions les plus pauvres et dénutries de la planète. Très concrètement, cela veut dire aussi moins de pression migratoire aux portes de l’Union européenne.

Vous avez qualifié d’ »équilibré » l’accord signé début mai entre l’Ukraine et les Etats-Unis sur les ressources naturelles mais il stipule que les futures aides militaires américaines seraient comptabilisées comme une contribution au fonds d’investissement créé entre les deux pays… N’y voyez-vous pas un problème si Washington se désengage militairement ?

Ce que nous avons décidé avec Washington, c’est la création d’un fonds d’investissement, géré conjointement par les deux pays et abondé de façon égale par les budgets américain et ukrainien. La direction de cette institution sera tournante. Effectivement, la valeur future des équipements militaires que nous recevrons de Washington sera considérée comme une dotation. Ce fonds aura pour objectif d’investir et de financer le développement d’infrastructures dans les mines ou l’extraction de terres rares… Tous les bénéfices dégagés pendant dix ans seront réinvestis et au-delà de cette date, ils seront divisés à parts égales. C’est un très bon « deal » et j’espère que nous pourrons en conclure d’autres, avec la France par exemple.

L’Ukraine a, dans un laps de temps record, développé des capacités de production considérables dans le secteur des drones de défense. Pourriez-vous participer au renforcement des capacités de défense militaire de l’Union européenne ?

Nous avons aujourd’hui l’armée la plus entraînée et la plus expérimentée d’Europe et nous serons prêts à proposer, lorsque la guerre sera finie, de remplacer une partie du contingent américain présent sur le sol européen par un contingent ukrainien.

Par ailleurs, l’Ukraine est devenue le terrain d’expérimentation à grande échelle de très nombreuses innovations. Des drones évidemment, de toutes tailles, mais aussi d’autres technologies militaires dans lesquelles nous avons embarqué de l’intelligence artificielle. Nous avons réussi à structurer en un temps record une véritable industrie de défense et nous sommes prêts à créer des partenariats et des joint-ventures avec des groupes français notamment. C’est par ce biais-là que nous pourrons participer au programme de réarmement de l’Europe. Il est urgent qu’il se mette en place, car dans un an, ça sera trop tard.

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