MONTRÉAL — Début 2002, Glenn Cowan a atterri à Kandahar avec la première vague de troupes régulières de l’Armée canadienne déployées en Afghanistan, au sein d’une équipe de combat dirigée par les États-Unis.
Après avoir rejoint la Deuxième Force opérationnelle interarmées (FOI 2), unité d’élite des opérations spéciales du Canada, en 2003, il a passé les 13 années suivantes à collaborer avec des soldats américains lors de raids, de sauvetages et de missions de reconnaissance.
«Si vous devez vous battre avec quelqu’un, vous voulez que les Américains soient de votre côté, point final», a déclaré M. Cowan, fondateur de la société de capital-risque ONE9, établie à Ottawa, qui se concentre sur les investissements en sécurité nationale.
On pourrait en dire autant de l’équipement utilisé par les troupes canadiennes et de l’industrie qui le sous-tend.
Une nouvelle injection de fonds dans le secteur de la défense est sur le point d’inonder certains secteurs canadiens de l’aérospatiale, de la fabrication et des technologies de l’information afin de réduire la dépendance envers les États-Unis. Mais des experts affirment que le Canada restera étroitement lié à son voisin en raison de la profonde intégration de leurs chaînes d’approvisionnement et de l’ampleur de la puissance militaro-industrielle américaine.
Bien qu’il ne soit pas une puissance d’armement, le Canada possède une expertise dans des domaines allant de la simulation de vol et de la construction navale aux véhicules blindés et à l’intelligence artificielle, ainsi que d’abondants minéraux critiques – le tungstène pour les chars ou le germanium pour les lunettes de vision nocturne, par exemple.
Les dépenses supplémentaires de 9,3 milliards $ en matière de défense annoncées lundi par le premier ministre Mark Carney devraient stimuler ces secteurs, avec pour objectif une augmentation des achats auprès d’entreprises nationales et des ventes aux alliés.
«Nous dépendons trop des États-Unis», a déclaré M. Carney, qui a ajouté que le voisin américain avait commencé à «monnayer son hégémonie, chargeant pour l’accès à ses marchés et réduisant sa contribution relative à notre sécurité collective».
«Nous veillerons à ce que chaque dollar soit investi judicieusement, notamment en privilégiant la fabrication et les chaînes d’approvisionnement canadiennes. Nous ne devrions plus envoyer les trois quarts de nos dépenses d’investissement en matière de défense aux États-Unis.»
Une capacité de production relativement faible
Mais une injection massive de liquidités signifie que le Canada devra rapidement se développer, notamment par l’intermédiaire de fournisseurs étrangers, a noté Jim Kilpatrick, responsable de la chaîne d’approvisionnement mondiale et des opérations réseau chez Deloitte.
«Les chaînes d’approvisionnement de la défense peuvent souvent s’étendre sur dix ou onze niveaux», a-t-il déclaré, soulignant leur portée internationale complexe.
«Le Canada ne sera pas autosuffisant en produits de défense dont notre armée a besoin», a-t-il ajouté.
La capacité de production relativement faible du pays signifie qu’il continuera de dépenser de l’argent pour l’équipement, la technologie et les avions américains.
L’ensemble du secteur canadien de la production de défense a généré 14,3 milliards $ de revenus en 2022, selon un rapport de la Banque Royale du Canada publié cette semaine.
RBC a constaté que, même si la grande majorité des quelque 600 entreprises de défense appartenaient à des intérêts canadiens, elles n’encaissaient que la moitié des revenus. L’autre moitié était versée à des entreprises étrangères, ce qui souligne la pléthore de petites entreprises nationales et la présence massive d’entrepreneurs américains du secteur de la défense sur le sol canadien. Une part importante des dépenses fédérales continuera probablement d’être versée à ces géants américains, qui fournissent des dizaines de milliers d’emplois au nord de la frontière.
«L’économie canadienne dans son ensemble compte de nombreuses succursales», a souligné David Perry, PDG de l’Institut canadien des affaires mondiales.
General Dynamics produit des véhicules blindés légers équipés de mortiers à tourelle et de canons d’assaut à London, en Ontario, ainsi que des systèmes de communications tactiques à Ottawa. Lockheed Martin travaille sur des «systèmes de technologie avancée», comme des logiciels de commandement naval, dans cinq provinces. L’entrepreneur en défense RTX compte 8500 employés répartis dans 14 villes et 2500 fournisseurs au Canada.
Au-delà du domaine purement militaire
Si les armes et les machines de haute technologie de leurs installations viennent à l’esprit lorsqu’on évoque l’approvisionnement en matière de défense, une grande partie du financement supplémentaire de cette année pourrait bien être consacrée à des articles plus banals.
La modernisation des logements et des infrastructures pour les troupes canadiennes figure parmi les plus grandes priorités de la cheffe d’état-major de la Défense, la générale Jennie Carignan, a-t-elle déclaré jeudi à l’animateur Patrick Lagacé au 98,5 FM.
Ces préoccupations requièrent des connaissances moins spécialisées que celles des chasseurs furtifs F-35 ou d’une flotte de patrouille arctique. Et ces dépenses touchent des entreprises au-delà du domaine purement militaire.
«Une partie de ces dépenses se fait par le biais de gros projets, comme les avions de chasse. Mais une grande partie sert à financer le mobilier de bureau, les licences de logiciels, les contrats d’électricité, le déneigement et la tonte de gazon», a indiqué M. Perry.
La question est de savoir dans quelle mesure le Canada peut se diversifier.
«Nos relations actuelles avec les États-Unis sont la pierre angulaire de nos politiques de défense antérieures. Si cela change, il est important que le gouvernement explique précisément comment cela va évoluer», a-t-il fait valoir.
Lundi, M. Carney a déclaré que le Canada investirait dans de nouveaux sous-marins, avions, navires, véhicules blindés, éléments d’artillerie, radars et drones, ainsi que dans l’intelligence artificielle (IA) et l’informatique quantique.
L’industrie canadienne a déjà au moins un pied dans la plupart de ces domaines, à l’exception de la production de sous-marins.
Le fabricant de simulateurs de vol CAE, le chantier Davie et l’avionneur Bombardier ont un pied ferme dans le domaine de la défense. Le chantier naval Irving d’Halifax a signé un contrat de 8 milliards $ avec le gouvernement fédéral en mars pour commencer la construction de trois destroyers. De plus, de jeunes entreprises en IA ont prospéré à Toronto, à Montréal et dans d’autres villes.
«Le Canada dispose d’un bassin de talents en IA très vaste et riche», a déclaré M. Cowan de ONE9, soulignant que cet élément sera central dans les conflits à l’avenir.
Une voie de diversification se trouve de l’autre côté de l’Atlantique. Si M. Carney atteint son objectif d’intégrer le Canada à «ReArm Europe» – un plan de défense qui vise à accroître les dépenses sur le continent de plusieurs centaines de milliards d’euros au cours des cinq prochaines années – les fournisseurs canadiens pourraient exploiter un marché en pleine expansion.
«Réduire sa dépendance à un fournisseur unique» – ou à un acheteur – est une bonne stratégie, a reconnu Peter Graham, qui dirige l’équipe aérospatiale et défense de KPMG au Canada.
«Mais je pense que nous devons tous être réalistes, a-t-il ajouté. Les États-Unis disposent d’équipements et de technologies parmi les plus sophistiqués pour assurer leur défense.»