L’histoire de Nice-Matin dans le Var n’a jamais été un long fleuve tranquille. Ouvrir ce chapitre, c’est prendre le risque de gratter d’anciennes cicatrices et de raviver des feux mal éteints. Ceux qui ont vécu ces années de braise parlent volontiers d’une « guerre », de « fusion » plus ou moins bien digérée. Et d’un antagonisme entre voisins digne de Clochemerle.

À l’orée des années cinquante, Michel Bavastro, nouveau p.-d.g. du quotidien maralpin, décide d’implanter son journal à l’est du Var. « Saint-Raphaël est davantage tourné vers Cannes et Nice que vers Toulon, explique-t-il à son premier cercle. Il y a un coup à jouer. »

D’abord diffusé dans la cité de l’Archange, Le Var Nice-Matin s’étend bientôt jusqu’à Draguignan. Son influence décroît à mesure qu’il se rapproche de Toulon, où République, créé en 1946 et propriété du maire de Marseille depuis 1954, domine largement.

En 1965, Nice-Matin est quasiment en situation de monopole dans les Alpes-Maritimes (1). Bavastro profite de cette situation favorable pour déclencher les hostilités. Il crée une agence dans la capitale varoise, où il déploie huit journalistes chargés de « mordre les mollets » de la concurrence. Devancée par une campagne offensive de tracts et d’affiches, la première édition toulonnaise paraît le 12 janvier.

Gaston Defferre réagit immédiatement en annonçant que son navire amiral, Le Provençal, va étendre sa diffusion dans les Alpes-Maritimes.

Pacte de non-agression

Le bras de fer dure dix-sept mois. À la mi-mai 1966, Bavastro et Defferre signent un pacte de non-agression, qui comprend notamment une clause de « non-débauchage » des talents. Chacun se retire sur ses terres. Cet accord, valable dix ans, est officiellement reconduit en 1976 pour cinq années supplémentaires.

À partir de mai 1981, plus aucun contrat ne lie les deux patrons de presse. Ils observent, cependant, une sorte de gentlemen’s agreement… rompu sans sommation par le patron niçois en 1984. Le 14 janvier, Nice-Matin met en vente son édition de Hyères à Toulon, avec une page et demie (2) dédiée à la préfecture.

L’offensive, dénoncée comme « une déclaration de guerre » par le baron marseillais, attise la concurrence entre les équipes. « La bataille se jouait surtout sur le front des faits divers, précise Patrice Lefebvre, journaliste à Le Var Nice-Matin pendant 25 ans. Le matin, on se ruait sur Var-matin République(3). Si on s’était pris un ratage, on était bon pour une soufflante ou une note de service. »

« C’était chacun pour soi »

Le rédacteur, qui a sillonné le département d’est en ouest, se souvient pourtant de relations « cordiales » avec le camp adverse. « J’étais très copain avec Pierre Sueur [futur rédacteur en chef de Nice-Matin, Ndlr] et Stéphane Doussot [futur chef du service photos du Groupe Nice-Matin]. On picolait ensemble, mais dans le boulot, c’était chacun pour soi ! On ne se faisait pas de cadeau. »

On imagine, dans ce contexte, le tremblement de terre qu’a représenté l’annonce de la fusion des deux titres en 1998, après le rachat de Nice-Matin par le Groupe Hachette.

 


Patrice Lefebvre, ancien chef d’agence au Lavandou. Photo Lionel Paoli.

« La culture de Nice-Matin n’avait rien à voir avec celle de Var-matin République, décrypte Patrice Lefebvre. Chez nous, tout était hiérarchisé, rigoureux. En face, l’ambiance était beaucoup plus cool, les journalistes étaient plus libres… mais dans leurs pages, c’était parfois le bordel ! Nos lecteurs étaient réputés plutôt de droite, tandis que ceux de Var-matin se situaient à gauche. On voyait mal comment harmoniser tout cela ! »

Philippe Arnassan, alors photographe à Saint-Raphaël, se souvient « d’un climat d’inquiétudes davantage lié aux façons de faire qu’aux personnes elles-mêmes ».

Patrick Andrieu, directeur départemental du Var Nice-Matin, est chargé de la fusion par le nouveau p.-d.g. Michel Comboul. Il s’attelle à ce chantier avec des moyens considérables.

« J’ai réussi à convaincre Jean-Luc Lagardère qu’il fallait faire un journal de qualité et que cela supposait de conserver une rédaction fournie, se souvient Michel Comboul. Ceux qui souhaitaient quitter le Var pour les Alpes-Maritimes ont été accompagnés et aidés financièrement ; les autres ont trouvé leur place dans des équipes renforcées. »

« Les effectifs par agence ont été augmentés, confirme Philippe Arnassan. Au début, on se marchait même un peu sur les pieds… C’était étrange ! »

« Ils râlaient sans arrêt »

Un an plus tard, sur le plan comptable, la fusion est un succès : la déperdition de lecteurs est marginale. Il en va autrement pour les relations entre les professionnels des deux départements. Au siège historique, route de Grenoble, les Niçois voient débouler ces « Toulonnais d’Ollioules » avec méfiance. « Ils râlaient sans arrêt, alors qu’ils avaient obtenu des augmentations importantes », grimace un ancien cadre du prépresse. Surtout, les nouveaux venus n’adhèrent pas au même syndicat que leurs homologues azuréens. Très agacés, ces derniers jouent la provocation en s’adressant à leurs pairs… en nissart.

À la rédaction, l’arrivée des Varois « rapatriés » sur la Côte d’Azur fait également grincer des dents. Certains obtiennent des postes prisés que les rédacteurs du cru attendaient parfois depuis des lustres. Des CDD, titularisés in extremis, sont bombardés cadres. Tout cela est vécu comme une injustice.

Il faudra plusieurs décennies pour que ce fossé commence à se combler.

« Il y a de beaux restes, ironise cependant un cadre de Nice-Matin. À la moindre tension, les Varois se sentent délaissés ou méprisés par « Nice », tandis que les Azuréens ont le sentiment que leurs voisins sont mieux traités. Aujourd’hui encore, on marche sur des œufs pour ne froisser personne. »

Un archaïsme ? Plutôt l’expression de professionnels enracinés qui n’échappent pas aux petits travers de l’humanité.

Clochemerle, on vous dit…

1. Le Patriote, quotidien communiste, cessera de paraître en 1967 avant de renaître sous la forme d’un hebdomadaire.

2. L’équivalent de trois pages dans le format actuel du journal.

3. En 1970, République quitte ses locaux de Toulon pour s’installer à Ollioules et passer à l’offset. Progressivement, le nom de Var-matin supplante celui de République.