Il y a sept ans, sur fond de tensions commerciales, Trump dénonçait le communiqué du G7 depuis Air Force One, laissant sans voix les Canadiens, qui présidaient le sommet, et plongeant les Européens dans un état de sidération.

En 2025, le Canada préside à nouveau le G7 et s’apprête à recevoir Trump, un président qui a déclaré une guerre commerciale au monde entier et pratique un racket de protection sur ses partenaires de l’OTAN, singulièrement sur le Canada qu’il dit vouloir annexer.

Prenant le chemin du sommet de Kananaskis, les Européens se rappelleront-ils des malheurs du sommet de La Malbaie ? L’Union européenne participera-t-elle à ce sommet diplomatique en spectateur géoéconomique ?

À l’heure où les dirigeants du G7 se retrouvent, une chose est claire : l’Union européenne doit définitivement se débarrasser de son ingénuité stratégique pour se mettre à la hauteur de l’ambition proposée par Enrico Letta dans son rapport : « Europe is much more than a market ».

Car l’époque où l’ouverture des marchés était considérée comme un dogme indiscutable est révolue. Dans un monde où les dépendances économiques sont instrumentalisées par les jeux de puissance, l’Europe n’a plus le choix : elle doit assumer une forme de patriotisme économique.

Le réveil européen passe notamment par le filtrage des investissements directs étrangers

Symbole de ce revirement : le filtrage des investissements directs étrangers (IDE). Longtemps considéré comme une entrave au sacro-saint principe de libre circulation des capitaux, il est devenu en quelques années un levier de sécurité économique. Depuis 2020, un règlement européen permet de bloquer ou conditionner les rachats d’actifs jugés sensibles : technologies critiques, infrastructures stratégiques, savoir-faire industriels…

Ce mécanisme ne casse pas le marché des investissements dont l’Europe a besoin : il permet de le contrôler. En France, en 2023, sur 255 décisions rendues par le Trésor sur des projets d’IDE — plus de la moitié sont conditionnelles. Soyons clairs, dans l’immense majorité des cas, les investissements étrangers sont autorisés, mais la capacité de refus ou d’autoriser sous conditions est essentielle ; elle  doit être élargie et utilisée plus systématiquement par chacun des États membres, à défaut l’UE elle-même.

Car face aux puissances prédatrices établies sur des régimes autoritaires, le risque géopolitique est réel. Le cas Samsung, évincé de Chine après avoir dominé le marché local, illustre ce que coûte l’absence d’anticipation stratégique. En quelques années, le géant coréen, bousculé par une concurrence déloyale soutenue par le Parti communiste chinois, est passé de 30 % à 1 % de parts de marché. Il a dû relocaliser sa production au Vietnam pour 22 milliards de dollars. C’est pas un cas isolé : c’est un avertissement.

Une boîte à outils stratégique à mieux mobiliser

Le filtrage des IDE fait partie d’un ensemble plus large, boîte à outils constituée des mécanismes : anti-coercition, régulation des subventions étrangères, règles de réciprocité dans les marchés publics. Des dispositifs qui visent à corriger les distorsions créées par des puissances qui ne jouent pas selon les règles d’un jeu « fair ».

Cette approche marque une rupture : l’Union ne défend plus seulement l’intégration commerciale, mais ses intérêts. Le rapport Draghi de 2024, complété par son appel de Coimbra, exhorte à une politique économique extérieure cohérente, la constitution de stocks stratégiques, et des partenariats industriels de long terme. Cela doit être la feuille de route d’une Europe plus stratège et d’États-membres plus solidaires dans la défense d’intérêts économiques vitaux.

Cette évolution est en marche. En mars 2025, la République tchèque a bloqué un IDE chinois dans une station satellite pour risques d’espionnage. Une première ! Les États commencent à mobiliser ces outils de contrôle au nom de l’intérêt national et européen.

Un patriotisme économique européen est possible. Il est urgent.

Il ne s’agit pas de dresser des murs protectionnistes : nous avons besoin d’investir et de commercer par-delà les frontières. Mais il s’agit de construire des filtres intelligents pour défendre les actifs critiques. Bref, d’assumer une véritable stratégie de derisking.

Ce nouveau patriotisme économique européen peut reposer sur quatre piliers :

  • Mieux coordonner les mécanismes de filtrage des IDE entre États-membres ;
  • Élargir le périmètre des investissements concernés en conservant une possibilité de qualification ad hoc plutôt qu’une liste préétablie comme en France (quantique, défense, santé, etc.) ;
  • Assumer des exigences de réciprocité dans les marchés publics et les aides d’État dans tout accord bilatéral et notre droit unilatéral ;
  • Créer un mécanisme européen de veille stratégique, capable de repérer les prises de contrôle hostiles et les dépendances invisibles.

Ce changement de paradigme nécessite un changement de posture. Changement nécessaire qui doit être exécuté rapidement. L’Europe doit cesser de croire que sa puissance se mesure à son degré d’ouverture. Dans un monde où les normes sont des instruments de puissance, l’idéalisme est devenu une faiblesse.

Le G7 testera, une fois de plus, la crédibilité géoéconomique des Européens

Le sommet du G7 sera un test. Pour le Canada, dont les ressources critiques sont aujourd’hui convoitées et dont la souveraineté est bafouée. Pour les États-Unis, où le progrès économique et ses institutions sont mis à mal. Mais surtout pour l’Union européenne :  se contentera-t-elle de commenter le virage stratégique des autres puissances, ou en sera-t-elle actrice ?

Il est temps que l’Europe se comporte comme ce qu’elle est devenue : une puissance profondément exposée à la concurrence géoéconomique. Cela implique de défendre ses chaînes de valeur, ses entreprises, ses brevets et d’assumer un nouveau mot d’ordre : nous ne vendrons plus à découvert notre souveraineté économique.

(*) Viviane de Beaufort, Professeure à l’ESSEC, Titulaire de la chaire d’excellence Jean Monnet et Directrice du Centre Européen de Droit et d’Economie, et Thomas Friang, Directeur exécutif de l’Institut Géopolitique & Business de l’ESSEC

Viviane de Beaufort et Thomas Friang