C’est l’histoire d’un œil qui s’aiguise, au fil de saisissements artistiques. Le premier eut lieu dès l’âge de ses six ans, lorsqu’Anne-Lise Broyer est inscrite par ses parents à des cours de gravure, au sein de l’école des Beaux-Arts de Mâcon (Saône-et-Loire). Pour la fillette, élevée dans un petit village rural de l’Ain, « collé à l’agriculture », c’est le choc. La littérature va bientôt la cueillir, et fonder son éveil à la photographie.

« Ne surtout pas fabriquer des clones »

L’amour des mots et de la photo l’a menée sur les bords de l’Etna, dans la forêt de Marly ou à Lascaux. En 2015, une escale à Valparaiso lui vaudra, avec son homologue brestois René Tanguy, un prix du festival Photo de Mer de la Ville de Vannes. Anne-Lise Broyer est aujourd’hui à Lorient. Son tropisme littéraire a tapé dans l’œil de l’école supérieure d’art (EESAB), dont l’orientation est, cette année, centrée sur la notion de récit, et les rapports parfois conflictuels entre image et texte. Anne Lise Broyer fait graviter son enseignement autour du rock et de la poésie, et cherche à « accompagner les étudiants et ne surtout pas fabriquer des clones ».

Manier la photo « comme un écrivain manie la langue »

Anne-Lise Broyer est rock’n’roll. Ses images sont traversées de littérature, de cinéma, de musique, finalement de tout ce qui n’est pas photographique. Ne pas trop compter sur elle pour disserter sur des expos-photos. « Elles m’emmerdent », évacue-t-elle. « Au début, je ne voulais faire que des livres, être le Gérard Manset de la photo », dit-elle. À l’aide d’un boîtier Nikon et d’une focale unique, le 50 mm, la plus proche de la vision de l’œil, elle travaille en argentique et tente de manier la photo « comme un écrivain manie la langue ».

« Le journal de l’œil »

Dans sa quête de dialogue entre littérature et image, deux livres lui ont fait l’effet d’une bombe : « Le roi des bois », de Pierre Michon, et « Le coupable », de Georges Bataille. Elle veut « fixer » l’émotion que lui ont procurée ces deux ouvrages. Elle s’engage finalement dans un travail au long cours sur Georges Bataille, écrivain mystique et surréaliste, et particulièrement son livre, « Histoire de l’œil ». Il lui en prendra dix ans pour « traduire en image les obsessions de Bataille et l’effet que me fait son écriture ». Elle publie, en 2019, « Le journal de l’œil ». Fin d’un cycle.

« Dans la fragilité des soldats »

Difficile d’anticiper la trajectoire d’Anne-Lise Broyer. Elle prend le maquis en disant : « C’est comme si j’avais déjà lu mes photos avant de les voir ». De mai à octobre 2023, on la retrouve en résidence au sein du musée de l’Armée. De l’hôtel national des Invalides, elle saisit l’atmosphère en fouillant les archives, pour finalement se focaliser sur la notion d’engagement des soldats, via un versant intime, humain. « On est dans la fragilité, la camaraderie, pas du tout dans l’héroïsme », explique-t-elle. Un livre, « Les attaches », à paraître en novembre 2025, témoignera de ce travail.

Première artiste officielle en Libye

En 2024, le prix « Niépce Gens d’image », l’équivalent du Goncourt de la photo, a couronné 20 ans d’un « voyage entre deux mondes sensibles, celui du regard (la photographie) et celui de la main (l’écriture) ». Anne-Lise Broyer ne le prend pas comme un bâton de maréchal. Dans quelques jours, elle s’envole pour la Libye. Vêtue d’un gilet pare-balles, protégée par une sécurité privée et le GIGN, elle sera la première artiste à retourner officiellement dans cet État encore livré à la violence des milices. Là encore, c’est la littérature qui la guide, en l’espèce un texte de Philippe Sollers – « Méditerranée » – et une phrase en exergue : « Est-ce là que l’on habitait sans le savoir ? ».

« Je veux être dans la retenue »

Elle veut se muer « presque en reporter » et rechercher une dimension éthique. « Je ne veux pas appuyer la dramaturgie. Je veux être dans la retenue, laisser, entre le conflit et moi, le regard du spectateur ». Son périple la mènera vers le site antique de Leptis Magna, puis vers le port de Beyrouth et, enfin, en Algérie, au Maroc et en Tunisie. À chaque escale l’attendent les vers de poètes, qui lui offriront des respirations. Le reste du temps, son objectif de 50 mm vissé à l’œil, Anne-Lise Broyer sera en apnée.