Ralph Fiennes, barbu et vieilli, incarne le roi d’Ithaque dans le film d’Uberto Pasolini. Le réalisateur le peint en personnage ivre de dépit.

Dans L’Accident*, son dernier livre, peut-être le plus beau et le plus autobiographique, Jean-Paul Kauffmann évoque son enlèvement et sa captivité au Liban, il y a quarante ans. Mais, comme dans ses précédents récits (L’Arche de Kerguelen, La Lutte avec l’Ange, La Maison du retour, Venise à double tour…), l’ex-otage ne le fait pas de manière frontale. Ici, le détour passe par un retour vers l’enfance (la Bretagne, la boulangerie parentale, le village de Corps-Nuds, la religion), marquée par un drame collectif (l’accident de la route qui décime l’équipe de football locale en 1949).

Au passage, l’écrivain cite Ulysse, double errant et déphasé. « Jankélévitch suppose que, réapparaissant à Ithaque, Ulysse ne peut être que dépité, écrit ainsi Kauffmann. Il a vieilli entre-temps. Il retrouve une autre Ithaque, une autre Pénélope. L’auteur de L’Irréversible et la Nostalgie n’évoque pas la joie du rescapé, enfin débarrassé de la peur – le contraire de la joie n’est pas la tristesse, mais la peur. La dynamique intérieure constituée par l’émerveillement du retour instaure une telle rupture que le “vieil homme” a disparu, du moins pour un temps, et fait place à une créature nouvelle. »

À rebours du péplum

On jurerait qu’Uberto Pasolini, cinéaste italien installé en Angleterre, a lu Jean-Claude Kauffmann avant de tourner The Return. Le retour d’Ulysse. Ou Vladimir Jankélévitch. Uberto Pasolini a aussi lu L’Odyssée, d’Homère, et bien lu, à la source, avant le mythe. « Après avoir goûté les charmes de l’amour, les deux époux goûtèrent le plaisir des mutuelles confidences, écrit l’aède grec au chant XXIII, qui met en scène les retrouvailles entre Ulysse et Pénélope à Ithaque. L’une disait tout ce qu’elle avait enduré dans cette maison, la noble femme, quand elle voyait la troupe des prétendants funestes rester pour elle dans le manoir et égorger sans cesse bœufs et moutons gras, ou sans cesse puiser le vin des tonneaux. Et Ulysse de glorieuse naissance lui contait tout ce qu’il avait fait souffrir aux hommes, tous les maux cruels qui le frappèrent lui-même. »

Pasolini n’oublie pas que les charmes de l’amour succèdent au bain de sang du massacre des prétendants. Du poème épique qui narre les vingt ans d’absence d’Ulysse, The Return ne retient que ce dénouement, à rebours du péplum de Mario Camerini avec Kirk Douglas (1954), et du film que tourne Christopher Nolan avec Matt Damon (sortie prévue pour 2026).

Ralph Fiennes, tout juste dépouillé de sa robe de cardinal de Conclave, joue un Ulysse barbu et vieilli. Il n’est d’abord qu’un corps échoué sur les côtes d’Ithaque, naufragé face contre sable. Un corps sec et noueux comme un olivier, couvert de cicatrices. Le roi est nu et son royaume engraisse des hommes sans scrupule qui convoitent et harcèlent sa femme. Son fils, Télémaque, qui a grandi sans père, victime désignée, n’a pas les épaules pour leur tenir tête. Le héros invincible de L’Iliade, le vainqueur de Troie, « l’homme aux mille ruses » inventeur du cheval de bois, est désormais un vétéran de guerre hagard et brisé. Homère ne parlait pas de syndrome post-traumatique, mais les guerres modernes n’ont rien inventé. De tout temps, elles tuent les hommes ou leur apprennent à tuer.

Fiennes retrouve Juliette Binoche, sa partenaire du Patient anglais. La récente présidente du jury cannois incarne une Pénélope loin de l’image d’Épinal de la femme patiente et amoureuse qui attend son prince charmant, penchée sur son métier à tisser. Elle retrouve un soldat ivre de vengeance, un père qui apprend à son fils à donner la mort. Le vieil homme fait place à un homme qui a perdu une part de son humanité.

La note du Figaro : 3/4