Selon des révélations du Guardian, «une vive controverse» ébranle le Pentagone au sujet de la garantie de succès d’une opération américaine contre ce site enterré à 90 mètres sous terre. L’usage du nucléaire tactique, cité par des responsables militaires, aurait été écarté par Donald Trump.

Ira en Iran ou n’ira pas ? De saillies écrites en majuscule sur son réseau social en petites phrases lâchées devant les journalistes, Donald Trump laisse encore planer le doute sur son intention de lancer les États-Unis aux côtés d’Israël dans une opération militaire contre l’Iran. Une manière de laisser ouverte une porte étroite à des négociations in extremis avec la République islamique, si celle-ci décidait d’abandonner définitivement son programme d’enrichissement d’uranium. Selon le Wall Street Journal, le président américain aurait d’ores et déjà validé «des plans d’attaque» contre l’Iran, mais sans encore lancer l’ordre de les exécuter. Ce journal «n’a aucune idée de quelles sont mes idées concernant l’Iran», s’est énervé Donald Trump en réponse sur Truth Social. Mardi soir, Yechiel Leiter, l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis, avait prévu «quelques surprises jeudi soir et vendredi» qui feraient passer pour «simple» «l’opération des bipeurs contre le Hezbollah».

Pourtant, ce jeudi 19 juin, selon des révélations exclusives du Guardian, les autorités américaines apparaissent bien plus prudentes. En cause ? Des doutes quant à la capacité des bombes américaines «anti-bunker» GBU-57, désormais fameuses, de détruire de façon décisive la montagne nucléaire iranienne de Fordo. La prudence américaine ne serait donc pas seulement un choix stratégique, pour laisser le temps à Téhéran de capituler, mais bien l’expression d’une incertitude militaire majeure, voire d’une «vive controverse», selon des responsables américains de la défense «au courant des délibérations». Donald Trump aurait en effet fait savoir que l’utilisation de cette bombe de 14 tonnes serait «logique» en cas de destruction «garantie» du site d’enrichissement d’uranium souterrain, situé à quelque 80 mètres, voire 90 mètres sous terre, et protégé par d’épaisses couches de béton armé.

Frappe nucléaire tactique ?

Or, cette garantie est loin d’être assurée, selon ces sources sécuritaires. Celles «qui ont reçu le briefing ont été informées que l’utilisation de bombes conventionnelles, même dans le cadre d’un ensemble de frappes plus large de plusieurs GBU-57, ne pénétrerait pas suffisamment profondément sous terre et qu’elle ne ferait que suffisamment de dégâts pour faire s’effondrer les tunnels et les enterrer sous les décombres», détaille le Guardian. Il y aurait bien une solution, radicale, mais celle-ci n’aurait pas été évoquée par le secrétaire à la Défense Pete Hegseth et le chef d’état-major interarmées, le général Dan Caine, lors des réunions dans la «Situation Room» de la Maison-Blanche, et Donald Trump l’aurait écartée : «Détruire complètement Fordo nécessiterait que les États-Unis ramollissent le sol avec des bombes conventionnelles, puis larguent une bombe nucléaire tactique depuis un bombardier B2 pour anéantir l’ensemble de l’installation».

En attendant, cibler Fordo avec une voire plusieurs GBU-57 pourrait retarder la capacité de l’Iran à obtenir de l’uranium de qualité militaire pendant quelques années, certes, mais sans mettre fin définitivement à son programme. «Ce ne serait pas une solution miracle, a déclaré au quotidien britannique un ancien directeur adjoint de la Defense Threat Reduction Agency (DTRA), le général de division à la retraite Randy Manner, selon qui Fordo pourrait être rapidement reconstruit. Et de conclure : «Cela pourrait retarder le programme de six mois à un an. Ça a l’air bien pour la télévision, mais ce n’est pas réel». En raison de leurs dimensions, les bombes GBU-57 ne peuvent être larguées que depuis des bombardiers américains B-2 et les Israéliens ne disposent donc ni de munitions ni des avions capables de réaliser par eux-mêmes une telle opération. Selon Axios, Benyamin Netanyahou, le premier ministre israélien, envisagerait, si les Américains n’envoient pas leurs bombardiers, de lancer une opération terrestre de commandos contre la montagne, mais, précise le Guardian, Donald Trump aurait écarté cette option hautement risquée.

Le piège de la «bombe intelligente»

Ces doutes qui assaillent le Pentagone et la Maison-Blanche, et percent dans les médias anglo-saxons, ont été mis en lumière, cette fois de façon encore plus tranchée, par l’un des plus éminents spécialistes américains de la guerre aérienne, le professeur Robert A. Pape, de l’Université de Chicago. Mercredi, dans Foreign Affairs, l’universitaire écrit que jamais aucune campagne aérienne, à elle seule, n’a pu venir à bout d’un régime, quel qu’il soit, ou détruire un programme d’armement comme le nucléaire iranien. «Israël semble tomber dans le piège de la “bombe intelligente”», explique le chercheur qui envisage que l’opération, malgré des victoires tactiques spectaculaires, «affaiblisse la sécurité d’Israël», à rebours des objectifs stratégiques recherchés. «Si l’on en croit l’histoire, l’excès de confiance d’Israël dans les capacités de ses armes technologiquement avancées risque de renforcer la détermination de l’Iran et de produire l’effet inverse de celui escompté : un Iran plus dangereux».

Même si les États-Unis parvenaient à retarder et affaiblir le programme nucléaire iranien, sans le faire disparaître totalement, Robert A. Pape note qu’«une incertitude importante subsisterait quant à l’état des éléments survivants et à leur capacité de reconstitution. Sans inspections sur place, Israël ne serait pas en mesure d’évaluer de manière fiable les dommages causés (…) Il est peu probable que l’Iran autorise les inspecteurs internationaux, et encore moins les équipes américaines ou israéliennes, à évaluer leur ampleur exacte (…) Ce manque de connaissances signifie qu’Israël, même avec l’aide des États-Unis, ne serait jamais certain que l’Iran n’a plus accès à la bombe. Les inquiétudes concernant une nucléarisation secrète de l’Iran s’envenimeraient, reflétant les craintes qui ont poussé les États-Unis en 2003 à lancer une guerre terrestre pour conquérir l’Irak à la recherche d’armes de destruction massive inexistantes».

À cette impasse, les Israéliens, soutenus ou non par les Américains, pourraient choisir la voie du changement de régime. Mais, là encore, le professeur de Chicago est catégorique : des bombardements stratégiques, seuls, n’ont jamais mené à l’avènement d’un nouveau pouvoir favorable à l’État à l’origine de ces frappes, mais, au contraire, alimente le nationalisme contre l’étranger. C’est le cœur de la théorie de Robert A. Pape depuis son livre de référence, Bombing to Win: Air Power and Coercion in War, sorti en 1996. Quant à une invasion au sol de l’Iran, elle réveillerait le spectre irakien, celui d’un interminable bourbier. Un argument dont Donald Trump a fait son beurre politique des années durant sur le thème des guerres sans fin et du nécessaire «retour des guys» à la maison.