Notre rubrique en partenariat avec l’Ordre des avocats de Saint-Etienne – « Les Pages du Barreau » – se consacre, ce vendredi aux conflits entre voisins…
Il existe parfois des domaines du droit, qui sans être visés expressément par une loi, suscitent une abondante jurisprudence. C’est bien le cas des troubles anormaux de voisinage puisque ce trouble n’était pas défini par la loi mais uniquement par la jurisprudence des tribunaux depuis des décennies voire des siècles. C’est donc une vraie nouveauté que constitue l’article 1253 du Code Civil en vigueur depuis le 17 avril 2024 puisque ce texte nomme pour la première fois « le trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage ».
Par Me Cécile Abrial, avocate au Barreau de Saint-Étienne.
Maître Cécile Abrial, avocate au Barreau de Saint-Étienne.
Si aujourd’hui le principe légal de la responsabilité pour trouble anormal de voisinage est donc clairement inscrit dans les textes, les professionnels bénéficient d’une exception notable pour protéger la poursuite de leur activité, sous réserve de respecter eux-mêmes la loi et le règlement.
Le trouble anormal de voisinage : une création jurisprudentielle
Nous sommes depuis toujours, d’une manière ou d’une autre, le voisin de quelqu’un et donc susceptible de nous plaindre d’un trouble de voisinage ! Pourtant, le Code civil napoléonien de 1804 n’avait prévu aucune responsabilité particulière pour les troubles anormaux de voisinage, cette notion n’existant même pas dans le Code original, pas plus que dans une loi postérieure d’ailleurs.
Ce sont donc les tribunaux, cours d’appel et la Cour de cassation qui, par le biais de leurs jurisprudences, au cas par cas et dossier après dossier, ont fait émerger cette notion de trouble anormal de voisinage ou plus exactement de « trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage ».
Ce principe dit « prétorien » de responsabilité trouvait son fondement juridique sur les articles 1382 et 1383 du Code civil, c’est-à-dire la responsabilité quasi-délictuelle (en dehors de tout lien contractuel), nouvellement codifiée depuis le 1er octobre 2016, aux articles 1240 et 1241.
En effet, si tout voisinage créé nécessairement des inconvénients et donc un trouble par la proximité des uns et des autres, tout trouble n’est pas générateur de responsabilité ; ainsi, le trouble normal inhérent à ce voisinage n’est pas sanctionnable.
En revanche, devient passible de sanction et source d’indemnisation éventuelle le trouble anormal de voisinage, c’est-à-dire celui qui excède les inconvénients normaux du voisinage, et rend responsable de plein droit du dommage qui en résulte, celui qui en est l’auteur, l’obligeant ainsi à réparer ce dommage.
C’est donc en examinant si les troubles dont se plaint l’un des voisins excèdent les inconvénients normaux ou pas du voisinage que les juges ont déterminé les contours de cette responsabilité afin de sanctionner un voisin trop bruyant, ou dont les odeurs de cuisine sont trop fortes, ou qui gâche de manière excessive la vue de son riverain …
La difficulté, au-delà du simple rapport entre particuliers, était bien évidemment pour les professionnels et autres agriculteurs à l’encontre desquels des procédures en trouble anormal de voisinage étaient initiées, compte tenu des nuisances générées par leur activité.
Ainsi en allait-il du voisin, ancien citadin fraîchement installé en pleine campagne, se plaignant du coq de l’agriculteur, coq qui chante à 5 heures du matin, des oies un peu bavardes comme celles du Capitole à Rome, ou autres nuisances olfactives liées à une exploitation agricole…
Loi du 15 avril 2024 : la consécration du trouble anormal de voisinage
Aussi, après des siècles sans définition légale, la loi N° 2024-346 du 15 avril 2024 est venue pour la première fois insérer dans le Code civil une disposition sur le trouble anormal de voisinage, réglementant également les exceptions pour les professionnels car pour ces derniers, il existe fort heureusement une exception.
A ainsi été créé l’article 1253 du Code civil qui est aujourd’hui le fondement de toute action en trouble anormal du voisinage.
Selon ce nouveau texte, « le propriétaire, le locataire, l’occupant sans titre, le bénéficiaire d’un titre ayant pour objet principal de l’autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d’ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs, qui est à l’origine d’un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte. »
On soulignera qu’il s’agit là d’une responsabilité de plein droit de sorte qu’il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’une faute de la part de l’auteur du trouble.
Si la responsabilité du professionnel ne peut pas être engagée lorsque le trouble anormal provient d’activités existant antérieurement à l’arrivée du voisin, ces activités doivent être conformes aux lois et aux règlements et s’être poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles sans aggravation du trouble anormal.
L’exception légale pour les professionnels liée à l’antériorité de l’activité en cause
Après avoir consacré pour la première fois le trouble anormal de voisinage dans le cadre d’un régime de responsabilité sans faute, l’article 1253 poursuit en spécifiant une exception au principe posé :
« Sous réserve de l’article L. 311-1-1 du code rural et de la pêche maritime, cette responsabilité n’est pas engagée lorsque le trouble anormal provient d’activités, quelle qu’en soit la nature, existant antérieurement à l’acte transférant la propriété ou octroyant la jouissance du bien ou, à défaut d’acte, à la date d’entrée en possession du bien par la personne lésée. Ces activités doivent être conformes aux lois et aux règlements et s’être poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d’une aggravation du trouble anormal. »
Il convient de préciser que l’article L. 311-1-1 du Code rural et de la pêche maritime vise, quant à lui, spécifiquement le trouble anormal éventuel provenant d’activités agricoles (et donc notamment les hypothèses du fameux coq chantant au petit matin).
Ainsi, désormais, les professionnels déjà installés, quelle que soit la nature de l’activité de l’entreprise (usine, bar, restaurant, discothèque, exploitation agricole …) sont exonérés de toute responsabilité pour trouble anormal de voisinage, lorsque leur activité existait déjà avant l’installation du nouvel arrivant qui vient se plaindre de ce trouble devant les tribunaux.
Dès lors, depuis le 17 avril 2024, date d’entrée en vigueur de ce nouveau texte, le particulier qui vient s’installer à proximité d’une entreprise ne peut venir se plaindre des nuisances occasionnées par ces derniers dès lors que cette activité était antérieure à l’installation du plaignant.
Cette solution relève d’une certaine logique : le nouveau venu ne peut se plaindre juridiquement de ce qui existait préalablement à son arrivée et dont il avait pu se rendre compte.
Attention à la limite à l’exception !
Il existe cependant une limite telle que posée par la seconde partie de l’article 1253 (et reprise par l’article L. 311-1-1 du Code rural et de la pêche maritime pour le cas spécifique des activités agricoles) : si la responsabilité du professionnel ne peut pas être engagée lorsque le trouble anormal provient d’activités, quelle qu’en soit la nature, existant antérieurement à l’arrivée du voisin, ces activités doivent par contre être conformes aux lois et aux règlements et s’être poursuivies dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d’une aggravation du trouble anormal.
Cela signifie qu’il faudra procéder à une double analyse : d’une part celle de la conformité légale et réglementaire de l’activité concernée, et d’autre part, celle d’une éventuelle aggravation du trouble invoqué depuis l’installation du nouveau voisin.
Cette limite légitime ne peut qu’amener les entreprises, quelle que soit leur activité, à vérifier de manière régulière, la conformité de leur activité aux lois et règlements en vigueur, que ce soit en termes de désagrément sonore, olfactif ou visuel, ou autres (par exemple, va-et-vient de camions de livraison, poussières ou fumées d’usine) ; c’est donc un véritable travail de fond, voire d’audit, qui sera nécessaire en la matière pour éviter une mise en cause de leur responsabilité ; à défaut, il est évident que l’activité exercée pourrait être mise en péril.
Pour autant, ce nouvel article 1253 du Code civil représente une avancée réelle pour les professionnels dans la mesure où désormais, ils ne devraient plus être inquiétés à tort par des actions diligentées par des particuliers un peu trop sûrs de leurs droits. Reste à savoir cependant quelle sera la tendance jurisprudentielle quant à l’appréciation et à l’application de ce texte face à l’imagination des plaideurs…