Il y a dix ans, qui aurait pu imaginer que le drone serait l’outil d’un conflit majeur en Europe ? Qu’il serait porté par des acteurs inconnus du monde de la défense ? Attaque de véhicules et de bâtiments, reconnaissance, transport… Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, l’engin se révèle redoutable et oblige les états-majors à revoir en permanence leurs tactiques. «L’importance des drones dans la guerre en Ukraine a surpris tout le monde, y compris les professionnels du secteur», a récemment déclaré Henri Seydoux, le président de Parrot, lors d’une audition à l’Assemblée nationale.


Depuis les années 2000, les États misaient sur des projets lourds, confiés à de grands groupes. Drone de reconnaissance, le Patroller de Safran en est l’exemple type. Son premier vol date de 2009, mais l’armée de Terre a dû attendre jusqu’en 2024 pour recevoir ses premiers exemplaires de série. Depuis le début du conflit ukrainien, c’est l’inverse qui se passe, avec des modèles mis en œuvre en quelques mois pour un coût de quelques centaines d’euros l’unité.


Pour autant, l’époque n’est plus aux drones bricolés : le marché a entamé une phase de consolidation où la différenciation technologique et l’efficacité industrielle sont de mise. «Le coût à l’entrée est beaucoup plus élevé. On ne peut plus faire un prototype puis le développer sur plusieurs années, explique Bastien Mancini, le président et cofondateur de Delair, une entreprise française dont des modèles de drones sont utilisés en Ukraine. La concurrence est telle qu’il faut arriver assez vite à faire un drone opérationnel et qui puisse être fabriqué en grande série.» Alors que des drones de Delair, et de Parrot, deux entreprises historiques du secteur, sont envoyés en Ukraine, une nouvelle génération d’acteurs arrive sur le marché.


Cycles d’innovation très courts


Le dernier en date à s’être imposé en Europe, Helsing, en est l’archétype. Fondée en 2021 par Niklas Köhler, Torsten Reil et Gundbert Scherf, l’entreprise allemande livre des milliers de modèles de son HX-2 à l’Ukraine. À mi-chemin entre un drone et un missile, cet engin peut frapper lourdement des cibles, seul ou en essaim, à une centaine de kilomètres de distance. Helsing a mis à profit son expérience dans les logiciels et l’intelligence artificielle (IA) pour entrer sur le marché des drones. Elle s’adapte aux cycles d’innovation très courts – parfois quelques semaines – nécessaires pour répondre aux besoins du terrain. Ses modèles d’IA s’entraînent grâce à des bases de données enrichies en permanence, avant d’être utilisés dans les drones. Conçu il y a moins d’un an, le HX-2 peut ainsi voler dans des environnements extrêmement brouillés, sans GPS. «Ce recours à l’IA a des conséquences importantes sur le design, la charge ou le poids de nos drones, explique Antoine de Braquilanges, le directeur général d’Helsing France. Aujourd’hui, on peut faire un drone qui vole en quatre mois. Mais sans l’IA, il ne sera pas capable de répondre aux besoins opérationnels.»


En France, d’autres nouveaux venus misent aussi sur des briques technologiques précises pour s’installer sur le marché. Créé en 2020, Aerix Systems développe une propulsion omnidirectionnelle pour rendre les drones plus agiles «On a eu des difficultés à s’imposer au début, mais on pense que notre positionnement non frontal avec l’écosystème actuel est le bon, précise Hugo Mayounove, son président. On veut être fournisseur de grands groupes ou de constructeurs de drones qui intégreront notre solution sur leurs appareils.» Le moteur d’Aerix Systems permet aux drones de tourner sur eux-mêmes et de résister à des vents de plus de 100 km/h. Mais aussi de s’infiltrer dans des zones difficiles et d’intercepter des drones adverses à plusieurs dizaines de kilomètres, grâce à ses pointes à 200 km/h. «On a pris le temps pour pouvoir sortir un produit industrialisable, souligne Hugo Mayounove. Selon la main-d’œuvre ou la robotisation, on sait qu’on peut passer assez rapidement d’un rapport de 1 à 100.» Fondé en 2023, Icarus Swarms fournit des essaims de drones à plusieurs armées dans le monde. L’entreprise bordelaise exploite son logiciel pour permettre la cartographie, la recherche de mines ou le balisage de sites d’atterrissage. Conçu pour être emporté en opération, l’essaim d’une vingtaine de drones tient dans une valise. Il est autonome dès son décollage.


Mais un pays représente à lui seul le tournant qui a eu lieu dans le secteur en à peine trois ans : l’Ukraine. «Il y existe environ 200 fabricants de drones, souvent dirigés par des entrepreneurs très dynamiques, alors même que [le pays] n’est pas un acteur majeur de la high-tech», indiquait Henri Seydoux il y a quelques mois. Devenu le plus grand producteur de drones d’Europe, le pays compte des géants comme TAF, qui en produit plus de 40 000 par mois pour un chiffre d’affaires de 1 milliard d’euros par an, selon Forbes. Les ingénieurs ukrainiens tirent profit des faiblesses des soldats russes. Depuis juin 2022, Skyfall fabrique le Vampire, conçu pour les missions de nuit. Capable d’emporter des charges de 15 kg, il serait le cauchemar des unités mal équipées en lunettes de vision nocturne.


Les drones à bas coût se sont imposés alors que des milliers d’entre eux sont détruits chaque jour sur le champ de bataille. Face aux restrictions décidées par la Chine sur les exportations de pièces bon marché, les entreprises s’adaptent pour créer des filières locales grâce à l’impression 3D ou à la fabrication de viseurs optiques. Les constructeurs ukrainiens espèrent une explosion du secteur une fois que le gouvernement de Volodymyr Zelensky aura levé l’interdiction de vendre à l’étranger. Certains ont déjà franchi le pas, comme Skyeton. Commercialisé à 1 million d’euros, son drone de reconnaissance ultra-pointu n’a presque pas trouvé preneur en Ukraine. L’entreprise le produit désormais en Slovaquie pour trouver de nouveaux débouchés.


UN 3743Vous lisez un article de L’Usine Nouvelle n°3743 – Juin 2025

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