“Fais-moi voir plus de violence” de Rasha Abbas met en avant le goût de la surenchère des éditeurs – c’est-à-dire d’un public lui-même demandeur, ou à tout le moins consentant. Les risques pris en écrivant, le courage face à un pouvoir despotique, la dénonciation de l’oppression des femmes dans plus d’un régime, c’est courageux, mais – et là-dessus l’éditeur est loin d’avoir tort – c’est depuis bien longtemps du cliché, c’est parfois de la pose complaisante, c’est déjà vu mille fois. Les lieux communs de la vertu socio-politique contemporaine ne suffisent plus, parce qu’il en faut toujours plus. Et si l’éditeur en demande trop, il risque bien de finir par en obtenir un peu trop. Au total, un bref récit sarcastique et plein d’humour.
Avec “Le dernier corps”, Zornitsa Garkova livre un récit très organique à base de féminité, de grossesse et d’art, une situation très normale au départ et qui peu à peu dérive, verse dans le trouble, le macabre, le morbide. Entre l’épouvantable froideur partagée de la psychose et la normalité commune du crime, entre la fascination pour les corps et les individus considérés comme de simples objets, une noirceur mêlée au quotidien qui fait froid dans le dos. “Sainte-Amma” de Shobasakhti est l’histoire d’un vol, d’un viol, l’histoire de la destruction lente d’une famille, d’une mort inutile, d’une justice qui aurait pu avoir lieu, d’un incompréhensible pardon, d’un pardon coupable, peut-être, dans l’esprit d’une victime peut-être un peu trop humaine.
Dans “Sans entracte” de Murat Celik, le noir n’apparaît que par un simple détail – peut-être rajouté après coup, comment savoir – glissé là sans l’artifice d’un paragraphe, sans même une phrase entière. Quelques mots presque surréalistes, incongrus, décalés, inconvenants comme un crime. Une ambiguïté qui laisse place à de multiples interprétations. “Le dernier pêcheur” de Rakel Haslund, également connue pour « Après nous les oiseaux », est-il vraiment un récit noir ? Quand deux prédateurs, l’un humain et l’autre non, partagent le même terrain de pêche, ils ne savent pas forcément se partager le gibier. Une explosion de violence que rien ne laissait attendre, un « amok » surprenant. Avec “Traitement d’un suspect”, Jose Viale Moutinho livre un récit très bref également, un conte qui lui est indiscutablement noir, bref, percutant, inquiétant. Il n’est jamais de bon augure de se voir convoqué au bureau de police pour un motif que l’on ignore. Un aspect au départ surréaliste, un petit air de Dino Buzzati, une note kafkaïenne évidente, avant que les choses ne dérapent et s’aggravent, sans grand espoir de retour. Un texte tiré d’un recueil au titre joliment trouvé, « Monstruosidades do tempo do infortunio » (Monstruosités du temps de l’infortune) que l’on aimerait bien voir un jour traduit en entier.
Avec « Vie et œuvre de la baronne Mautnic”, Katerina Tuckova raconte l’histoire d’une maison d’exception bâtie à Prague au début du vingtième siècle, un édifice singulier, avec cabinet de curiosités et collections d’art – mais le déclin financier, l’invasion russe, les abus d’un régime autoritaire spolieront longtemps la famille de son bien. Ce n’est qu’après restitution qu’une très longue et très sinistre histoire se terminera, car, derrière la romance d’un baron ayant épousé une orpheline se dissimulent crimes et noirceur. Autre nouvelle noire conçue dans l’écrin d’un contexte historique et sur fond d’invasions russes, “Le Serment d’Hannibal”, où Nino Sadghobelashvili met en scène, entre un professeur et un de ses anciens élèves, un concept de patrie tristement subjectif et sujet à interprétations.
En amertume finale et traduit par Hélène H. Melo (qui a également traduit « L’Attrapeur d’oiseaux » de Pedro Cesarino), les “Notes d’un correcteur” de Manos Apostolidis sont presque une novella, pourraient facilement devenir un roman. Une amitié entre étudiants soudés à la vie à la mort autour de la littérature, une modeste publication baptisée (Mnémo)zine, les harmonies qui se défont, le groupe qui se disloque, les individus qui se perdent de vue. Mais l’obsession de tous pour cette revue perdure, inexplicablement, bien au-delà du raisonnable. Un ancien serment, un ancien projet feront tout ressurgir, tout perdurer d’une certaine manière. Un récit poignant qui met en avant les rêves avortés, brisés, les faiblesses des uns et des autres, le poids excessif des nostalgies, les pièges de la mémoire, la fatalité qui empêche toujours les belles choses de durer.
CAFÉ pour Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers : neuf récits à connotation noire venant de tous les horizons, traduits de l’arabe, du bulgare, du turc, du tamoul, du tchèque, du géorgien, du danois, du portugais et du grec. Une belle initiative appliquée au noir sous toutes ses formes, et la collaboration de deux éditeurs qui à l’évidence ne se sont pas contentés de rassembler des récits, mais ont également pris soin de compléter leur volume avec une carte permettant de visualiser l’origine géographique des textes, une préface, « Dissections » (à déguster), les biographies et bibliographies des traductrices et du traducteur, et une postface, “Café allongé”, proposant à ceux qui souhaiteraient aller plus loin d’autres pistes de lecture. De plus, chaque nouvelle est introduite par une brève biographie de l’auteur ainsi que par une partie du texte reproduite dans son alphabet et sa langue d’origine. On notera également le soin particulier attaché à la réalisation de l’ouvrage, avec couverture à rabats, titres en bilingue, et pages intercalaires de séparation noires sur un beau travail graphique de Clément Buée
Titre : Café noir
Auteur : Rasha Abbas, Manos Apostolidis, Murat Celik, Zornitsa Garkova, Rakel Haslund-Gjerrid, Nino Sadhobelashvilli, Shobasakhti, Katerina Tuckova et José Viale Moutinho
Traductions de l’arabe, du bulgare, du turc, du tamoul, du tchèque, du géorgien, du danois, du portugais, du grec : Lola Maselbas, Marie Capin, Sylvain Cavaillès, Faustine Imbert-Vier, Chantal Dauphin, Etheir Gaveshili, Anne-Christine Heck, Hélène M. Melo, Claire Nizzoli
Couverture et conception graphique : Clément Buée
Éditeur : [Agullo> https://agullo-editions.com/] et Café
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 192
Format (en cm) :14 x 20
Dépôt légal : mai 2025
ISBN : 9791028
Prix : 17,50 €