CRITIQUE – Mise en scène par Barrie Kosky, la comédie musicale de Stephen Sondheim provoque un sentiment de plénitude, car tout est réussi.

Pour réussir un spectacle d’opéra, il faut unifier tant de paramètres – solistes, chœur, orchestre, mise en scène, scénographie – qu’il est rare de sortir d’une représentation avec un sentiment d’accomplissement. Quand c’est le cas, rien n’équivaut à l’impression de plénitude qui vous envahit. Ce long préambule pour vous dire que le sensationnel Sweeney Todd de Stephen Sondheim présenté à l’Opéra du Rhin relève de l’évidence.

L’œuvre, d’abord. Alors qu’il aurait pu appliquer des recettes qui ont fait leurs preuves, Stephen Sondheim fut un génie de la comédie musicale, car il se renouvelle à chaque fois. Aucune de ses pièces ne se ressemble, mais Sweeney Todd, créé en 1979, ne ressemble à rien d’autre. Il fallait oser faire une comédie musicale sur un tueur en série, barbier qui égorge ses clients avant que sa compagne passe leur chair au hachoir pour vendre les meilleures tourtes à la viande de Londres ! L’humour est noir, mais le sujet est tragique, car l’idée première du barbier est de se venger d’une injustice l’ayant privé de sa famille et envoyé au bagne. Un Comte de Monte-Cristo devenu Jack l’Éventreur. Le tout sur fond de critique sociale, culminant sur un carnage : pour le moins culotté, pour Broadway !

De l’empathie pour les personnages

Coproduit avec le Komische Oper de Berlin, le spectacle confirme le prodigieux sens du plateau du metteur en scène Barrie Kosky. Contrairement à la production de la création qui jouait la magnificence de la reconstitution du Londres de Dickens, Kosky opte pour un dispositif dépouillé, permettant les changements de tableau à vue sans arrimer l’action à un lieu et à une époque aisément identifiables. Il est vrai qu’entre roman gothique et cinéma expressionniste, l’intrigue joue sur de multiples tableaux. Tout, dès lors, repose sur les atmosphères et surtout sur la précision du rythme théâtral, aussi millimétré que l’écriture musicale.

On rit, plus souvent jaune qu’à gorge déployée, on a peur, on souffre : Kosky nous mène par le bout du nez, un simple changement d’éclairage faisant basculer la fable. Tout au plus peut-on lui reprocher de ne pas mettre davantage en relief la critique du capitalisme, mais elle ressort déjà bien assez du texte ! Et si le public applaudit à tout rompre alors qu’il vient d’assister à un spectacle plus sombre que bien des opéras sérieux, c’est parce que le metteur en scène a de l’empathie pour ses personnages, et superpose à leur côté burlesque une dimension shakespearienne.

Ce serait impossible sans des interprètes charismatiques. Shakespearien, on savait que le baryton Scott Hendricks l’était depuis ses incarnations de Macbeth dans l’opéra de Verdi, et de Richard III dans celui de Battistelli. Il est désormais un Sweeney Todd saisissant, à la voix sombre et à la diction tranchante, obsédé par la vengeance mais toujours capable d’amour. Sa Mrs. Lovett est Natalie Dessay, et c’est peu dire qu’elle nous a époustouflés. Combien de fois n’avons-nous pas été déçus par des artistes lyriques tentant une reconversion dans la comédie musicale ? Elle a complètement revu sa technique vocale pour ne plus « sonner opéra », et c’est bluffant, jusqu’à ces raucités de poitrine plus vraies que nature. Mais ce ne serait rien sans sa présence scénique et sa maîtrise du texte, irrésistibles.

Des harmonies complexes

Le reste de la distribution a été composé avec soin, comme l’atteste la présence de la Canadienne Jasmine Roy, spécialiste incontestée de la comédie musicale et qui fait de chaque apparition de la mendiante un moment fort. Parfait en jeune premier, Noah Harrison rayonne littéralement dans le rôle de l’amoureux Anthony Hope, la charmante Marie Oppert paraissant un peu mièvre en Johanna. Zachary Altman semble se délecter à incarner un salaud, le Juge Turpin, à l’origine de tous les malheurs du héros. Si Paul Curievici convainc plus par son jeu que par une voix limitée, le jeune Cormac Diamond apporte une très sincère touche d’émotion au rôle de Tobias.

La composition des comédies musicales de Stephen Sondheim est particulièrement savante. À plus forte raison dans Sweeney Todd, qui a pour particularité de compter très peu de dialogues, et donc d’être mis en musique en continu, comme un opéra. Sondheim parlait d’une « opérette sombre ». Les harmonies sont complexes et les rythmes changent constamment. Pour rendre justice à cette complexité, il faut un chef à la maîtrise souveraine : c’est le Libanais Bassem Akiki qui s’acquitte de cette tâche avec beaucoup d’aisance, tant dans l’exactitude rythmique que dans la souplesse qui permet de toujours coller au texte.

L’Orchestre philharmonique de Strasbourg a visiblement estimé que ce n’était pas déchoir que de descendre dans la fosse pour un musical. De fait, il rend toute justice à l’instrumentation de Jonathan Tunick, l’orchestrateur attitré de Sondheim, d’autant que la sonorisation est bien équilibrée, en tout cas lors de la représentation du 19 juin. Quant au chœur, il a un rôle tout à fait particulier dans Sweeney Todd, puisqu’il commente l’action comme dans la tragédie grecque : l’occasion pour celui de l’Opéra national du Rhin de se couvrir de gloire, solistes et collectif (chef de chœur : Hendrik Haas). Un grand moment de théâtre en musique.

Sweeney Todd, à Strasbourg jusqu’au 24 juin, et à Mulhouse les 5 et 6 juillet.