À l’occasion de l’exposition événement organisée au musée Granet jusqu’au 12 octobre, nous avons choisi de vous entraîner dans les pas de Paul Cezanne avec une série d’articles consacrée à l’illustre peintre provençal. Commençons par esquisser à grands traits un portrait de cet homme au caractère bien trempé.

Réglons d’abord l’intrigante question de l’accent aigu. Pourquoi les organisateurs de l’événement ont-ils choisi d’écrire Cezanne et non Cézanne comme par le passé ? L’arrière-petit-fils du peintre, Philippe Cezanne, que nous rencontrons à la mairie d’Aix-en-Provence, explique que son illustre aïeul n’a jamais mis d’accent sur son « e ». Ni quand il signait ses tableaux, ni dans sa correspondance. À la demande de la famille, il est donc convenu d’écrire désormais son nom comme il l’écrivait. Va pour Cezanne.

Le directeur du musée Granet nous reçoit dans son bureau, orné d’une immense photo du peintre. Bruno Ely définit Cezanne comme « un artiste éminemment complexe », au caractère difficile et instable. « À la fois très sensible, mais parfois aussi violent. » Le peintre conserve l’image d’un ours mal léché. « C’est une vérité », reconnaît cet expert, « mais il a des dimensions beaucoup plus sympathiques ». Dans certains témoignages de sa jeunesse, l’artiste apparaît selon lui « comme un boute-en-train » et à la fin de sa vie, « quand il reçoit ses jeunes admirateurs, qui viennent nombreux, il le fait avec beaucoup de gentillesse et de bienveillance ».

Photographie ancienne représentant le peintre Paul Cezanne. (MUSEE GRANET AIX-EN-PROVENCE)

Photographie ancienne représentant le peintre Paul Cezanne. (MUSEE GRANET AIX-EN-PROVENCE)

Paul Cezanne voit le jour à Aix-en-Provence durant l’hiver 1839. « Quand on est né là », dira-t-il, « c’est foutu. Rien ne vous dit plus ». Une façon d’exprimer l’attachement viscéral qui le lie à sa terre natale. Il partira parfois, mais reviendra toujours, passant ses journées à peindre en extérieur ou en atelier. Il entend s’inscrire dans une tradition classique et égaler l’art des musées en faisant « du Poussin sur nature ».

Fils d’un ancien chapelier du cours Mirabeau ayant fait fortune dans la banque, le jeune Paul rencontre Émile Zola en 1852, au collège Bourbon (le collège Mignet aujourd’hui). Les deux adolescents arpentent la campagne, avides de découvertes et de grand air. Ils resteront proches pendant plus de trente ans, mais s’éloigneront suite à la parution du roman L’Œuvre qui froissa Paul Cezanne. Le provençal se reconnut dans ce portrait peu flatteur d’un artiste incompris incapable d’achever sa toile. Cela n’empêchera pas le peintre de pleurer toutes les larmes de son corps quand il apprendra la mort accidentelle, par asphyxie, de son ami d’enfance en 1902.

Paul Cezanne, "Portrait de l'artiste au fond rose", vers 1875, huile sur toile, 66x55,2 cm, musée d’Orsay, Paris, don de Philippe Meyer, 2000. (GRAND PALAIS RMN MUSEE D'ORSAY / ADRIEN DIDIERJEAN)

Paul Cezanne, « Portrait de l’artiste au fond rose », vers 1875, huile sur toile, 66×55,2 cm, musée d’Orsay, Paris, don de Philippe Meyer, 2000. (GRAND PALAIS RMN MUSEE D’ORSAY / ADRIEN DIDIERJEAN)

Son père lui permet de vivre à l’abri du besoin, mais essaie de le détourner de sa vocation d’artiste, exerçant sur son fils un contrôle strict. Paul Cezanne devra par exemple lui cacher sa liaison avec Hortense, un modèle rencontré à Paris dont il aura un fils. Le peintre n’est pas l’homme fruste souvent décrit. C’est un grand lecteur qui connaît les auteurs classiques et adore la poésie de Baudelaire. « C’est le plus cultivé des peintres impressionnistes », assure Bruno Ely. « Monet et Renoir disent qu’il est le plus génial d’entre eux. »

Clin d’œil de l’histoire, c’est au rez-de-chaussée de l’actuel musée Granet, place Saint-Jean de Malte, que Cezanne apprit les rudiments de son art, à partir de 1857 et jusqu’en 1861. Ce bâtiment du XVIIe siècle abritait en effet l’école spéciale gratuite de dessin d’Aix-en-Provence. L’artiste y fera son retour en majesté à partir du 28 juin avec près de 130 toiles exposées. Une sacrée revanche quand on sait que ce musée n’a longtemps conservé aucune œuvre du maître aixois, mal aimé et vilipendé par les cercles artistiques de son temps.

Sur l’insistance d’Émile Zola, Cezanne « monte » à Paris une première fois en avril 1861, mais il est déçu et rejoint sa ville natale dès septembre. Son père, pas encore résigné, le contraint alors à travailler dans sa banque. Le peintre repart vers la capitale en novembre 1862 et s’inscrit à l’académie de Charles Suisse où il apprend à travailler sur modèle. Il se rend aussi presque chaque jour au musée du Louvre pour copier les grands maîtres et tenter de percer leurs secrets.

Cezanne participe au mouvement impressionniste et comme ses amis Manet et Renoir, il voit son tableau refusé au Salon de peinture de 1866. Un membre du jury écrit que « C’est peint non seulement au couteau mais encore au pistolet… ». Plus tard, Cezanne qualifiera sa manière d’alors de « couillarde ». Ses toiles, sombres et très empâtées, notamment ses portraits, traduisent un style viril, voire brutal, aux connotations sexuelles parfois prononcées. Il sera régulièrement éreinté par la critique et tardivement reconnu.

Dans une conversation rapportée par son ami Émile Bernard, Cezanne disait : « Pissarro a fait la nature comme personne. » Il vénérait ce peintre qui lui avait tant appris et admirait aussi Monet pour sa liberté. « Moi, au contact des impressionnistes, j’ai compris que je devais redevenir un élève du monde, me refaire étudiant, tout simplement. Je n’ai pas plus imité Pissarro et Monet que les grands du Louvre. J’ai tenté une œuvre à moi, une œuvre sincère, naïve, selon mes moyens et ma vision. »

Inconnu du grand public, Cezanne s’est au fil du temps fait un nom parmi les amateurs d’art, s’imposant comme un peintre novateur, un maître des couleurs et des formes. Retiré en Provence, où il travaille dans la solitude, il a une aura auprès des jeunes artistes.

Paul Cezanne (1839-1906),

Paul Cezanne (1839-1906), « Le Portrait de Madame Cezanne », Aix-en-Provence, musée Granet. (HERVE LEWANDOWSKI / RMN-GP)

En 1895, le marchand Ambroise Vollard organise la première grande exposition Cezanne à Paris. Ses célèbres natures mortes enchantent enfin les critiques. N’avait-il pas dit quand il était jeune : « Avec une pomme, je veux enchanter Paris » ? L’artiste exigeait de ses modèles une patience infinie, leur infligeant des heures et des heures de pose. Il demandait à sa femme Hortense de rester aussi immobile qu’un fruit sur une table.

Paul Cezanne est parfaitement conscient de sa singularité et la cultive. Il dit au peintre Émile Bernard : « Je suis le primitif d’un nouvel art. J’aurai, je le sens, des continuateurs. » Le maître aixois avait vu juste. Sa peinture inspirera de nombreux mouvements artistiques postérieurs, notamment le fauvisme et le cubisme avec Braque et Picasso.

Cezanne s’était juré de mourir en peignant. Il y est presque parvenu. Le 15 octobre 1906, non loin de la route du Tholonet qu’il parcourait à l’adolescence avec Émile Zola, le peintre est surpris par un orage alors qu’il travaille sur un paysage. Il s’obstine, malgré la pluie torrentielle, et s’évanouit. Un homme le découvre inconscient et le ramène chez lui sur une charrette.

Le lendemain, l’artiste se rend malgré tout dans son atelier, bien décidé à finir le portrait de son jardinier Vallier. Il fait un nouveau malaise et succombe à une vilaine pleurésie, le 23 octobre 1906, à l’âge de 67 ans. Paul Cezanne repose comme il se doit au cimetière Saint-Pierre d’Aix-en-Provence. La ville de cœur d’un génie intemporel.

Exposition internationale « Cezanne au Jas de Bouffan« , du 28 juin au 12 octobre 2025, musée Granet, Aix-en-Provence.