Il y a 20 ans, le Biarritz Olympique remportait le bouclier de Brennus à l’issue d’une finale épique contre le Stade français (37-34). Auteur de 29 points, record toujours en cours, le demi de mêlée international Dimitri Yachvili a accepté de se replonger dans les archives d’une saison riche en émotions. Mais pas seulement. Le consultant de France télévisions raconte aussi ici le plaisir partagé par une quinzaine de joueurs de cette saison-là de fêter cet anniversaire du côté de Buenos-Aires, au côté de la famille et les amis de leur ancien partenaire Fédérico Martin Aramburu, tragiquement disparu en 2019. C’était en février dernier. Un instant magique et singulier, à en croire le « Yach »…
Quel souvenir, globalement, conservez-vous de cette année 2005 marquée par le titre de champion de France acquis aux dépens du Stade français après prolongation ?
Une belle année. Une année chargée et riche émotionnellement. À l’intersaison, une nouvelle ère s’était ouverte avec l’arrivée de nombreux joueurs Imanol (Harinordoquy), Benoît (August), Thierry (Dusautoir), Damien (Traille), Fede (Fédérico Martin Aramburu) ou encore Olivier Olibeau. On avait senti, dès le début de saison, que le groupe prenait une autre ampleur. Ensuite, sur la saison en elle-même, pour résumer de manière très furtive, je retiens d’abord, le derby perdu à la Aguilera. On avait fait un bon début de saison avec 4 ou 5 victoires consécutives, avant d’enchaîner quatre défaites, dont le derby contre l’Aviron à domicile. Bayonne venait de remonter dans l’élite et était venu gagner sur notre pelouse. Un véritable cataclysme.
À ce point ?
Oui, parce qu’il n’y avait pas eu de derby depuis quelques années, Bayonne évoluant alors en deuxième division. L’Aviron était fraîchement promu et dans notre groupe personne ne connaissait réellement l’impact d’un derby.
Et alors ?
On a vite appris (rires). Et rapidement mesuré l’importance d’un tel match. C’était puissant. C’est-à-dire qu’on n’osait même plus sortir de chez nous à part pour aller à l’entraînement. On n’allait pas au restaurant, on se cachait, on avait un sentiment de honte. Je peux vous jurer que ce n’est pas un mythe, c’est réellement ce qu’on a vécu. Nous avons été pleinement imprégnés dans l’ambiance locale.
Cette défaite ne vous a pas empêché de remporter le bouclier de Brennus. On dit que cette finale, vous l’avez remportée grâce à une réunion dans une chambre d’hôtel à Paris après la défaite en demi-finale de Coupe d’Europe contre le Stade français. Vrai ou faux ?
Je ne sais plus si c’est dans une chambre ou un salon de l’hôtel, mais « Lagisque » (Patrice Lagisquet, entraîneur de l’époque) nous avait réunis après cette défaite cruelle après de longues minutes d’arrêts de jeu. Nous étions encore sous le coup de la déception de cette défaite au Parc des Princes. Un match très engagé, pour ne pas dire très houleux. Des deux côtés évidemment, mais il y avait quand même eu deux ou trois saloperies entre guillemets sur le terrain qui nous étaient restées coincées en travers de la gorge.
Et donc ?
Nous nous étions promis, dans l’hypothèse d’éventuelles retrouvailles avec les Parisiens en phase finale du championnat, de faire preuve de mémoire. En bons latins que nous sommes, cette finale, on l’avait donc préparée pour être champion de France, bien sûr, mais aussi pour laver l’affront de cette demi-finale de Coupe d’Europe. Ça nous a fait gagner de l’énergie. Patrice Lagisquet et Jacques Delmas, nos deux entraîneurs de l’époque, avaient su trouver les bons mots durant la préparation.
Vous parlez de deux ou trois saloperies, pouvez-vous développer ?
On s’était fait marcher dessus, il y avait eu des coups, des paroles, comme cela pouvait se faire à l’époque. Et puis, ces onze minutes d’arrêts de jeu qui ont permis à « Domi » de marquer l’essai de la victoire, nous les avons eus un bon moment en travers de la gorge. Je crois d’ailleurs que c’est à partir de ce match-là qu’un vrai chronométrage a été mis en place pour les arbitres, ce qui tend à prouver qu’il s’était passé un truc pas très « clean ». Bref, nous avions fait vraiment le match qu’il faut pour battre le Stade français sur son terrain, mais notre défaite n’est pas due à un fait d’arbitrage. C’était une des meilleures équipes de France à ce moment-là, une véritable machine avec des joueurs internationaux à tous les postes. Une équipe très bien rodée, à la fois puissante et rapide. Et porté par tout un stade.
Justement, quels souvenirs conservez-vous de ce match au Parc des Princes ?
Cette demi-finale a été mon premier et mon dernier match dans ce stade. J’en conserve un souvenir incroyable. C’était un truc de dingue. Ce stade, qui ne pouvait accueillir que 50 000 spectateurs, soit 30 000 de moins que le Stade de France que j’avais connu avec le XV de France, est un vrai chaudron. Un stade mythique. L’architecture le rend très impressionnant depuis la pelouse. Avant ce match, je ne l’avais connu qu’à la télévision.
Cette saison 2004/2005 a également été marquée par la première délocalisation d’un match du Biarritz Olympique au stade Anoeta de San Sébastien, au Pays Basque espagnol…
(Il coupe) Un moment magnifique et intense, un souvenir impérissable. Nous étions à la fois excités de jouer à Anoeta, parce que c’est un stade un peu mythique ici chez nous au Pays Basque, le stade de la Réal Sociedad, et puis parce que c’était le premier match de rugby dans cette enceinte. Le stade était plein, il y avait beaucoup de curieux et tous nos supporters. C’était un moment très fort, très intense où l’appellation Biarritz Olympique Pays Basque prenait du sens. Ce jour-là, on a vraiment ressenti l’intensité de l’appartenance à un peuple. En plus, nous avions gagné face au Munster, qui était une des meilleures équipes d’Europe à ce moment-là. Le favori de la compétition. D’ailleurs, j’aimerais revoir ce match mais je ne trouve aucune trace de cette rencontre en vidéo.
Certains articles de l’époque relatent une violence dingue dans les zones de rucks. Vous en souvenez-vous ?
Je n’ai pas souvenir d’un match contre les Irlandais qui n’ait pas été violent dans les rucks.
Dimitri Yachvili a marqué 29 points lors de la finale de 2005.
Bernard Garcia
Vous aviez inscrit 29 points en finale. Cela reste-t-il votre plus belle performance au pied sur une rencontre ?
Je ne tiens pas les comptes (rires). Ce dont je me souviens, c’est qu’en face j’avais « La Skrele » (David Skrela, ouvreur et buteur du Stade français). Il était en pleine bourre et je crois qu’il avait réalisé un sans-faute sur cette finale. Quand il butait, je le regardais et je voyais vraiment qu’il était sûr de lui. Il enquillait de partout. Pour moi, c’était excitant et compliqué à la fois. Et puis, il y a eu cette dernière pénalité de 50 mètres. La pénalité de la gagne comme on dit. Pour un buteur, c’est assez jouissif. J’étais pourtant cramé. J’avais joué tout le match et l’intégralité des prolongations, j’étais vraiment dans le dur. D’ailleurs, sur le drop un peu plus tôt de Julien Peyrelongue, je fais une sorte de « black out ». Pas une commotion cérébrale, mais, de fatigue, je tombe dans les pommes.
Vraiment ?
Oui, vraiment. Je me souviens aller au sol pour créer un ruck et là extinction des feux. Je ne vois même pas le drop passer. Ça n’a duré que quelques secondes. Je me suis relevé seul et mécaniquement je me suis replacé. C’était au cours de la deuxième mi-temps des prolongations.
Comment avez-vous géré la suite ?
L’adrénaline a dû me porter, je pense. Il ne restait pas très longtemps à jouer, heureusement…
Le début de cette finale est marqué par une grosse bagarre générale. L’aviez-vous préméditée ?
Lors de la demi-finale de Coupe d’Europe perdue contre cette même équipe, on s’était rendu compte que leur alignement trichait pas mal… Enfin, disons, qu’il jouait bien le coup. Souvent, il y avait un joueur parisien qui retenait un des « lifters » en mettant le bras ou un petit coup de vice. Ça fait aussi partie de l’expérience (sourire). On s’était donc dit : « le premier qui pose le bras sur un de nos soutiens, il faut lui faire comprendre rapidement que ce ne sera pas possible cette fois-là. Et donc c’est tombé sur Bibi Auradou, qui sur une touche à une dizaine de mètres de notre ligne empêche Jérôme (Thion) de « Lifter ». C’était déjà bien électrique, forcément ça a pété.
Dimitri Yachvili se remémore les souvenirs au BO.
Marc Oliva / Icon Sport
C’était donc un peu prémédité, non ?
Disons que les gros n’attendaient que ça (rires). Personnellement, je n’y suis pas allé. Je ne suis pas invité dans ce genre de débats. J’ai observé ça tranquillement en essayant de bien faire attention à ne pas me faire embarquer, en tentant de séparer quelques mecs. Rien de plus.
Est-ce une des rencontres les plus électriques que vous ayez eue à jouer ?
Je ne sais pas, mais ce qui est fou, c’est que même des joueurs réputés très calmes étaient parfois survoltés. Je revois l’image de Nicolas Brusque et Julien Arias, qui sont tout sauf des bagarreurs, s’attraper dans l’en-but et se battre comme les gros. C’était dingue. Nico avait mal vécu le fait qu’Arias le retienne par le maillot sur cette action d’essai parisien. C’est typiquement, aujourd’hui, avec l’arbitrage vidéo, le genre d’essai qui est refusé. Mais bon, c’était une autre époque.
Êtes-vous parfois nostalgique de cette époque ?
Je ne suis pas nostalgique, je suis même content que le rugby ait évolué. Je suis ravi qu’il n’y ait plus de bagarres, plus de mauvais coups, etc.. Avant, ça faisait partie du truc et je suis heureux de l’avoir vécu, parce que… Bon, à mon époque, c’était déjà moins violent que 20 ans auparavant. Le rugby des années 80, c’était quelque chose de ce point de vue là. Celui des années 2000, ça commençait à être plus propre. La professionnalisation a fait du bien à notre sport. Sur la finale face au Stade français, nous nous étions promis de répondre collectivement. On savait que ça nous coûterait un carton, mais on avait agi en sachant le risque que l’on prenait. Ce jour-là, c’est tombé sur Bibi Auradou et Jérôme (Thion) qui ont pris chacun un carton jaune.
Reparlez-vous parfois de cette finale lorsque vous croisez d’anciens joueurs parisiens ?
On se chambre toujours un peu, mais on a quand même beaucoup de respect pour les joueurs du stade français avec qui on s’entendait très bien en équipe de France. On était souvent fourrés ensemble d’ailleurs à Marcoussis. Ce n’était pas une rivalité jusqu’à s’ignorer, ne pas se parler ou même se détester. Vraiment pas. Il y avait une grosse rivalité sportive sur le terrain, mais en dehors du terrain, on s’entendait très bien et on a gardé de très bonnes relations avec quasiment tous les joueurs d’ailleurs. On partageait un peu les mêmes valeurs, la même connerie avec « Domi », par exemple. Il était un peu moteur dans nos relations entre les Biarrots et les Parisiens.
Est-ce que cette épopée de 2005 vous a permis de tisser des liens très forts entre joueurs du BO ?
Gagner un titre, ça crée des liens pour la vie. Quel que soit le sport ou le niveau. Même si certains joueurs avaient participé à l’épopée de 2002, nous voulions marquer de notre empreinte l’histoire du club et écrire quelques lignes au palmarès. Ensuite, il y a eu 2006, 2010 puis 2012 jusqu’à la finale du Challenge.
Quel joueur vous a le plus marqué au cours de cette saison-là ?
Il y en a eu tellement. Imanol avait fait une très grosse saison, Serge (Betsen) avait été monstrueux aussi. Impossible d’en sortir un du lot. En revanche, Patrice Lagisquet a été un élément fondamental de notre réussite. Cette saison-là, il nous a vraiment fait évoluer tactiquement et techniquement. Nous avions créé beaucoup de nouveaux mouvements, de nouvelles combinaisons pour déstabiliser les défenses adverses. Il savait qu’avec le profil des joueurs à sa disposition, il pouvait se le permettre. C’est-à-dire qu’il y avait 3-4 temps de jeu déjà programmés et après c’est notre instinct, notre talent qui faisait la différence.
Dimitri Yachvili, ancien demi de mêlée international, consultant rugby sur France Télévisions.
Pablo Ordas – Pablo ORDAS
Cette année 2005 a marqué la naissance des Galactiques. Ça vous avait gonflé à l’époque ?
Ouais, un peu, un peu. Galactiques, ça veut tout et rien dire à la fois. C’est une constellation d’étoiles, il y en avait dans plusieurs clubs. C’est juste que le Biarritz Olympique avait connu un gros recrutement cette saison-là. Mais bon, la comparaison avec le Réal de Madrid… C’était à la fois gratifiant et…
Oui ?
On se disait entre nous : « Bon, calmez-vous, on reste une équipe de rugby. » Après, entre nous, c’était vraiment un truc de journalistes qui nous faisait plaisir, parce que c’est toujours gratifiant qu’on te surnomme les Galactiques, mais ça nous mettait aussi une forme de pression. Pas facile à assumer derrière.
Allez-vous fêter les 20 ans de ce titre de champion de France ?
C’est déjà fait. Sur une initiative d’Imanol (Harinordoquy) et David (Couzinet), nous nous sommes réunis en février dans un cadre particulier. Parce qu’au-delà du titre, ce qui vous a uni, malheureusement, c’est un événement dramatique : la mort de Fédé (NDLR : Fédérico Martin Aramburu a été assassiné par un militant d’extrême droite en mars 2019 à la suite d’une altercation dans une rue de Paris). Depuis son décès, on parlait souvent en petits groupes d’aller visiter la famille, d’aller chez lui, tout simplement, pour apporter notre soutien. L’idée est alors née de faire ce voyage en 2025 et de fêter le titre tout en rendant hommage à Fédé. Et dès que le groupe Whatsapp a été créé, Patrice Lagisquet a été un des premiers à répondre favorablement. Tous les autres ont suivi, « Lagisque » a vraiment été moteur. Nous sommes donc partis à une quinzaine pour vivre une semaine magnifique.
Les anciens du BO posant devant la fresque hommage à Federico Martin Aramburu.
Pablo Ordas – Pablo ORDAS
Comment avez-vous vécu ces retrouvailles et ces moments partagés avec la famille de Fédérico Martin Aramburu ?
Il y a eu beaucoup d’émotions. Vraiment. Mais des émotions très chouettes, très positives. On sait tous que Fédé ne reviendra pas, mais passer du temps avec ses parents, sa famille, ses amis, parler de lui, évoquer des souvenirs heureux, a fait du bien à tout le monde. C’était amical, fraternel. Nous sommes allés dans son club. Les dirigeants du Casi nous ont reçus pour une réception et un bel asado. C’était une soirée merveilleuse. Il y a eu des échanges de maillots, des discours. On a chanté, on a mangé, on a bu et on a fait les cons. Tout le monde avait besoin d’un tel moment. Depuis le décès de Fédé, on sentait qu’il nous était nécessaire d’aller dans son club, de voir ses amis, de partager du temps avec eux et sa famille, pour nous aider encore plus à faire notre deuil. Et peut-être aussi le leur.
Et quel a été votre plaisir de vous retrouver avec une bonne partie de l’effectif de 2005 ?
En fait, on se croise régulièrement avec la plupart des mecs, on partage parfois des week-ends en famille par groupe de deux ou trois joueurs de l’époque, mais nous n’étions jamais repartis tous ensemble pendant une semaine. Et durant ce séjour, j’ai eu cette sensation que nous nous étions quittés la veille. Il régnait la même atmosphère. On avait tous la même connerie, les mêmes humeurs, les mêmes blagues qu’il y a 20 ans, et ça nous fait toujours rire. En fait, on a passé la semaine à rigoler comme des enfants qui se retrouvent en colonie de vacances.
Vous en parlez avec beaucoup d’émotion…
Quand tu gagnes un titre et que tu perds un pote, tragiquement, forcément, il y a de l’émotion. Durant cette semaine-là en Argentine, tous nos sentiments ont été exacerbés. Nous en avons aussi profité pour découvrir un pays magnifique, vivant, avec des gens chaleureux et fiers. Un peu comme l’était Fédé…