C’est une adresse de bord de route, sans nom ni devanture. Inutile de la chercher sur Google. Seul un panneau Kanterbrau délabré donne une indication. C’est à Bassussarry, collé à Arcangues. Pour eux, c’est « Chez Josette ». La patronne, 82 ans cette année, y accueille les joueurs d’Emak Hor depuis les années 80.
Le bar Chez Josette à Bassussarry, repaire caché des joueurs d’Emak Hor.
Pablo Ordas
« Avant, c’était mon mari. » Elle a pris la suite à son décès. « Josette, quelque part, c’est le personnage principal du club, glisse tendrement Roger Aguerre, entraîneur de l’équipe de Fédérale 3 depuis cette saison. Avant les matches, on prend le café chez elle. » Après, ils s’y retrouvent. Jusqu’à 22 heures. Parfois bien plus tard. « Mais à 2 heures, je les fous dehors ! », dit-elle avec toute l’affection du monde.
Josette aime « les voir là ». Elle note au stylo leurs résultats hebdomadaires, qu’elle affiche au mur. Le panier en osier sert de kutx (caisse) aux joueurs pour le liquide. Josette n’accepte pas la carte bleue. Pas plus que les photos. « Ni grande, ni petite ! Laissez-moi dans l’ombre. Parlez de mes petits, ils sont mignons. » Entendu.
L’incontournable café du dimanche chez Josette.
Pablo Ordas
« Josette, quelque part, c’est le personnage principal du club ». La cafetière aime « les voir là ».
Pablo Ordas
Elle note au stylo leurs résultats hebdomadaires, qu’elle affiche au mur.
Pablo Ordas
Oloron, 25 juin 2023. Le bus des joueurs d’Emak Hor démarre en direction du Pays Basque. À l’intérieur, une cargaison de Heineken, de la musique crachée par une enceinte, le bouclier de champion de France de Régionale 1 fraîchement brandi et un joueur de Vic-en-Bigorre, battu mais pas rancunier. « Reste, c’est mieux de vivre chez nous ». Autour de son cou, une médaille d’or. Trois-quarts centre des vainqueurs, Maxime Belloc tient l’explication : « J’ai échangé la mienne. J’avais jamais eu la médaille d’argent. »
Le trois-quarts centre Maxime Belloc, lors de la finale du championnat de France de rugby de Régionale 1 contre Vic-en-Bigorre, le 25 juin 2023 à Oloron.
David Le Deodic/SO
Depuis quelques années, le groupe rouge et vert rafle tout. Bouclier du comité Côte basque-Landes en 2017, championnat de France de 1re série en 2018, triplé des titres départementaux, régionaux et nationaux en 2022 et 2023, en Promotion Honneur puis Régionale 1… Cette saison encore, le club d’Arcangues et Bassussarry caracole en tête de sa poule de Fédérale 3. Une évolution spectaculaire qui part d’une profonde blessure. À Emak Hor, on joue pour les copains morts.
Le bouclier chez les parents d’Antton
Anthony Mimiague et Jakes Aguerre sont tombés « amoureux du village ». Fil conducteur pour l’Angloy et le Biarrot : les copains. Demi de mêlée, entraîneur des jeunes puis de l’équipe première, « Antton » était un personnage truculent. « Que tu le croises deux secondes ou deux ans, tu ne l’oubliais pas », sourit son pote Benjamin Garmendia, ancien joueur devenu cheville ouvrière d’Emak Hor.
Anthony « Antton » Mimiague, joueur puis entraîneur d’Emak Hor, dont le décès à 34 ans a suscité une vive émotion.
Photo famille d’A. M. /DR
Demi d’ouverture ou arrière, Jakes y a joué une saison, sous les directives de son pote, avant d’être stoppé par la maladie. Cancer. Un sarcome a emporté Anthony à 33 ans, en juin 2016, après six ans et demi de lutte. Quelque mois, plus tard, Jakes, 34 ans, partait à son tour d’un mélanome.
Jakes Aguerre (avec les lunettes), ici avec son frère Roger, devenu entraîneur, et le foulard de l’association Segi Antton, en hommage à Anthony Mimiague.
Roger Aguerre/DR
Une profonde blessure pour tout un club. Créée en 1971, l’institution dont le terrain du stade Mendibista présente la particularité d’être à cheval sur les deux villages d’Arcangues et Bassussarry, n’avait jamais connu tel traumatisme. Elle aurait pu ne jamais s’en remettre. C’est tout l’inverse qui s’est produit.
« Les liens se sont resserrés, juge Garmendia. Les mecs sont devenus encore plus copains. Ils jouaient pour un peu plus que le maillot. » Emak Hor signifie « tout donner ».
Emak Hor signifie « tout donner »
Jon Bertizberea était capitaine de l’équipe à l’époque des drames. « On était les gentils que tout le monde aime bien, raconte l’ancien pilier. Quand tu ne gagnes pas, tout le monde t’aime bien parce que t’es le concurrent de personne. » Avocat dans la vie, il décide de raccrocher les crampons après le décès de ses amis, génération 1982 comme lui. « Jakes, je l’ai connu au lycée à Biarritz. Antton, il m’avait désigné capitaine. »
Jon Bertizberea.
DR
Le discours musclé d’un copain le pousse à changer d’avis. Quelques joueurs extérieurs au village se fondent dans le projet d’un club où la prime de match n’existe pas. « En début de saison, on se promet d’aller chercher le bouclier et de le déposer aux parents d’Antton. »
La qualification validée, le capitaine passe à l’hôpital annoncer la bonne nouvelle à Jakes. « C’est pour toi, mon copain. » C’est la dernière fois qu’il le voyait
En juin 2017, le bus des joueurs se gare devant la résidence de Marie-Jo et Didier, à Anglet. Le bout de bois est déposé sur le palier. Il est désormais au chaud, chez eux. « De tout temps, les dirigeants râlaient parce que les trophées disparaissaient ». Le dernier, celui de 2023, traîne quelque part au fond de l’Atlantique. Une séance de surf très amateur qui a mal tourné. « Soit il prenait la poussière dans une armoire du club, soit on le ramenait à Antton. »
Les parents d’Anthony Mimiague, Marie-Jo et Didier, et sa soeur Audrey, ici avec son compagnon.
Pablo Ordas
Avant la finale, « Bertiz » n’a pas fait de discours. Roger, frère de Jakes, lui a envoyé un SMS. « Ce n’était pas prévu. Je l’ai lu aux joueurs. Il n’y avait plus besoin de parler après. » Quelques semaines plus tôt, la qualification pour les phases finales validée, le capitaine était passé à l’hôpital annoncer la bonne nouvelle à Jakes. « C’est pour toi, mon copain. » C’est la dernière fois qu’il le voyait.
L’association « Segi Antton » est née
Le ressort aurait pu se détendre avec le temps. Après tout, certains jeunes aujourd’hui au club ont peu connu les défunts. Quelques joueurs partis ailleurs sont revenus finir leur carrière au village, convaincu par le bagout du manager Marc Unhassobiscay. La transmission s’est faite naturellement.
« Au funérarium à Biarritz, on nous avait laissé les clefs tellement du monde passait du matin au soir, sourit Marie-Jo, la maman d’Anthony. Tout le monde glissait un truc dans son cercueil. Ils ont même eu du mal à le fermer »
Il faut dire que le deuil avait inondé les réseaux sociaux et largement dépassé les frontières du Pays basque. À chaque fois, l’église d’Arcangues bâtie au XVIe siècle était bien trop petite pour accueillir l’assemblée. « Même au funérarium à Biarritz, on nous avait laissé les clefs tellement du monde passait du matin au soir, sourit Marie-Jo, la maman d’Anthony. Tout le monde glissait un truc dans son cercueil. Ils ont eu du mal à le fermer. » Lui qui adorait chanter « Qu’est-ce qu’on est serré au fond de cette boîte »…
Marie-Jo Mimiague.
Pablo Ordas
Ses obsèques ont eu lieu le 24 juin 2016. L’amateur de rugby qui avait « demandé à partir, parce qu’il n’y avait plus rien à faire » a poussé le clin d’oeil jusqu’à se faire enterrer jour de la finale du Top 14 à Barcelone. Certains de ses amis y étaient. Ils sont apparus sur l’écran géant du stade, avec une pancarte et des t-shirts « Segi Antton », numéro 9 dans le dos.
« Segi », mot répété sans cesse par Mimiague pour demander à son demi de mêlée de « suivre », de coller au ballon. Quelques semaines plus tard, l’association du même nom voyait le jour. Elle a pour but d’apporter un soutien financier aux familles touchées par la maladie.
Didier et Marie-Jo Mimiague avec leurs petits enfants.
Pablo Ordas
Depuis huit ans, le tournoi Segi Antton, dont le parrain est Dimitri Yachvili, est organisé autour du 4 septembre, date de l’anniversaire du joueur. Il permet de récolter entre 10 000 et 20 000 euros. Deux associations en ont bénéficié lors du dernier opus. Même l’équipe de Vic-en-Bigorre, adversaire malheureux, y a participé. « Mais on se pose des questions sur la continuité de l’association, avoue Audrey, la petite sœur. C’est beaucoup de temps et d’investissement, avec nos familles et nos impératifs à côté. »
Marie-Jo le comprend parfaitement, même si elle a du mal à l’entendre : « Grâce à ces jeunes, grâce au tournoi, il vit encore. Vous voyez, là, on est encore réuni, en train de parler de lui, alors que ça va faire 9 ans, le 20 juin, qu’il est parti. J’ai l’impression que si l’asso s’arrête, ça fera encore un décès. Cette équipe d’Arcangues, ils nous le font vivre. »
De la joie dans le deuil
Le jour de son mariage, Benjamin Garmendia a déposé la pince de sa cravate sur la tombe de son ami. Quelques instants plus tôt, il sortait de la messe, avec son épouse, sous une haie d’honneur constituée de foulards Segi Antton. « Pour dire qu’il était là », apprécie tendrement Marie-Jo, les yeux humides.
« Ces jeunes, vous ne pouvez pas imaginer comment, sans s’en rendre compte, ils nous ont aidés dans notre deuil, poursuit Marie-Jo. J’ai perdu un fils et je n’ai pas gagné des enfants, mais ces jeunes-là, je les porte dans mon cœur »
Kevin Gallais, Xabi Parmentier, Mickaël et Damien Echeveste, tous joueurs, se sont fait tatouer les initiales de leur ancien entraîneur en juniors. Sur les côtes, sauf pour Xabi. « Pas fou ». C’est justement ce que s’est dit Didier, avec tout l’amour du monde, aux Fêtes de Bayonne. « Ils nous parlaient et tout d’un coup, ils ont soulevé le t-shirt. On s’est effondré en larmes ».
Xabi Parmentier.
Pablo Ordas
En hommage à Antton Mimiague, certains de ses anciens joueurs se sont tatoués la lettre A.
Pablo Ordas
Le papa était fier. « Ces jeunes, vous ne pouvez pas imaginer comment, sans s’en rendre compte, ils nous ont aidés dans notre deuil, poursuit Marie-Jo. J’ai perdu un fils et je n’ai pas gagné des enfants, mais ces jeunes-là, je les porte dans mon coeur. Je ne devrais pas le dire mais quand ils me disent qu’ils ne s’en remettent pas, je suis un peu contente de l’entendre. » Parce que son fils a marqué. Il est encore présent. « On a cette chance, dans notre malheur, que ce ne soit pas un trou noir juste après », apprécie Didier.
« Je sais que je peux compter sur eux parce que dans le pire moment de ma vie, ils étaient là pour moi. »
Roger a ressenti la même chose. « Aupa Jakes » a déferlé sur les foulards et casquettes du Pays basque à la mort de son petit frère. « Ça a permis à ses copains de faire leur deuil. » Lui entraîne désormais un groupe uni. « Je sais que je peux compter sur eux parce que dans le pire moment de ma vie, ils étaient là pour moi. »
Retiré des terrains « Bertiz » pense que « le devoir de mémoire est rentré dans l’ADN du club. Quand tu portes ce maillot, t’as cette fierté de jouer pour ces deux familles. J’ai l’orgueil de penser qu’Emak Hor surfe encore sur ça. » Et désormais sur ses titres.
D’ailleurs, Emak Hor a retrouvé Vic-en-Bigorre, l’an dernier, en 32es de finale du championnat de France. Encore une victoire. Josette a noté le résultat sur son tableau. Et Maxime Belloc en a profité pour récupérer sa médaille d’or.
Emak Hor a remporté la finale du championnat de France de Régionale 1 face à Vic-en-Bigorre en juin 2023.
David Le Deodic/SO
Couverture du 12e numéro de Raffut, le magazine dédié au rugby du groupe « Sud Ouest ».
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