Le bio, l’évolution des goûts, les prix… L’homme d’affaires, propriétaire de quatre châteaux dans le Médoc et d’une maison de négoce, nous livre sa vision du futur de la viticulture et du commerce des grands crus.

En moins de vingt ans, Jacky Lorenzetti, président du Racing 92, impliqué dans le monde du spectacle, de la gestion financière et de l’immobilier, s’est imposé comme un acteur majeur de la viticulture bordelaise. Le septuagénaire est copropriétaire de Château d’Issan, à la tête de Château Pédesclaux, à Pauillac, de Château Lafon-Rochet et de Château Lilian Ladouys, à Saint-Estèphe. Soient trois grands crus classés 1855 et un cru bourgeois, pour un total de 200 hectares. Il est aussi propriétaire de la maison de négoce L.D. Vins. Mais, depuis ses premiers investissements, en 2008, quand Bordeaux vendait encore ses jus au prix fort partout dans le monde, l’économie du vignoble a connu des changements majeurs. Rive gauche comme rive droite, elle traverse aujourd’hui de graves turbulences, en partie liées à la baisse de la consommation de vin, un phénomène mondial.

La vie viticole ne s’arrête pas pour autant. D’ailleurs, Jacky Lorenzetti continue d’optimiser son vignoble et ses outils techniques. Il restructure les caves de Château Lafon-Rochet où vont aussi être vinifiés les raisins issus de Château Lilian Ladouys. Pour répondre à une demande en pleine évolution, il diversifie sa production en vin blanc, à Margaux mais aussi à Saint-Estèphe, « dans des volumes très réduits », dit-il. L’homme a mis l’accent sur le bio : «Nous avons étudié le sujet pendant cinq ans avant de convertir nos vignes. Ce type de viticulture peut être difficile à pratiquer sur la durée avec le climat océanique bordelais. En bio, les rendements peuvent être très faibles. Ce n’est pas simple. Il faut être bien équipé en tracteurs. Il faut aussi pouvoir compter sur un personnel très réactif, et, en ce moment, nous avons un mal de chien à recruter. En résumé, faire du bio, c’est accepter de gagner moins d’argent, mais le moins durablement possible. »

Loin de cloisonner ses différentes activités, l’homme établit des passerelles entre chacune d’entre elles. L’an passé, le propriétaire de la Paris La Défense Arena accueillait dans son stade couvert, généralement dédié au sport et à la musique, le championnat du monde des meilleurs sommeliers. Avec 4 000 spectateurs en train de scruter, lors de la finale, les mimiques de candidats dans l’incapacité de reconnaître un Château Petrus, c’est sans doute le plus gros événement du genre organisé en France.

Mauvaise passe pour le Bordelais

Quand le stade au format XXL est converti en salle de concert, il ne manque pas de mettre en avant le vin, « dans le plus strict respect de la loi Evin ». Un Lenny Kravitz ou une Taylor Swift ne quitteront pas les lieux sans un magnum issu d’une des propriétés du patron.

Au-delà de ses succès personnels, Lorenzetti porte un regard lucide sur les convulsions de la sphère viticole. « Aujourd’hui, le monde du vin est confronté à un problème à la fois structurel et quasi philosophique, explique-t-il. Nous assistons à une baisse de la consommation mondiale . Cela touche tous les vins : les rouges, les rosés, les champagnes. Même la consommation de bière est à la baisse. Le phénomène n’est pas nouveau. Il a commencé il y a au moins dix ans. Et puis, le discours antialcool finit par séduire . Beaucoup de nos contemporains oublient les vertus du vin, sa capacité à rassembler, et certaines de ses qualités pour notre santé. Il faudrait que les gens commencent à entendre un autre son de cloche. Il ne faut pas avoir peur de dire que le vin, c’est bon ! »

Le chai high-tech de Château Pédesclaux, 5e grand cru classé de Pauillac, acquis en 2009 par Jacky Lorenzetti.
Rodolphe ESCHER

Il donne aussi son explication de la mauvaise passe traversée par le monde bordelais, en particulier : « Peut-être que les Bordelais n’ont pas assez écouté le consommateur final qui veut des vins plus marqués par le fruit. Peut-être que Bordeaux, sans le vouloir, s’est isolé, a pratiqué une forme d’élitisme avec des vins trop sophistiqués. À la fin, certains peuvent éprouver une sorte de complexe à boire du bordeaux, car ce serait moins facile que le bourgogne  ou un vin “glouglou”, alors que c’est complètement faux. Certains bordeaux sont très faciles à boire. Par ailleurs, le vignoble de Bordeaux, avec ses châteaux, a souvent été associé au capitalisme. Il faut revenir au contact des gens pour leur expliquer qui nous sommes. Mais le monde du vin bordelais a parfois du mal à bouger. C’est une grosse machine. »

Quand certains propriétaires pointent du doigt l’inefficacité de la Place – ce système unique mis en place il y a deux siècles à Bordeaux, composé de propriétaires producteurs, de courtiers et de négociants qui prennent en charge la commercialisation des vins -, lui la défend : « Nous vendons 70 % à 80 % de nos vins à l’export grâce aux 4 000 commerciaux de la Place qui sillonnent le monde. C’est un bon système. Si nous étions seuls, nous ne pourrions pas réaliser tout cela. Mais il faut, en plus, incarner la propriété. Désormais, il s’agit d’aller chercher le client et de le convaincre. » Un changement de culture radical. Quelques années plus tôt, les négociants se contentaient de répartir entre les différents acheteurs les allocations des grands châteaux.

À propos de l’épée de Damoclès des droits de douane américains dont le taux pourrait encore évoluer, il se montre fataliste. « Les États-Unis représentent une part importante de nos ventes. Certes, nous avons toujours réussi à trouver de nouveaux marchés. Mais aujourd’hui, où aller ? Un peu en Thaïlande, un peu en Corée du Sud… »

« Regagner notre marché domestique »

L’homme reste optimiste : « Le marché mondial va finir par se rétablir. Notamment parce que le vin reste un produit essentiel. Nous allons assister à une harmonisation entre la demande et une offre qui va diminuer, s’adapter. » La campagne des primeurs 2024 va commencer, et de sombres nuages stagnent sur le vignoble bordelais. Il rappelle que « la force des primeurs résidait dans la plus-value pour l’acheteur. Aujourd’hui, ce dernier est moins sûr de faire des affaires. » Le gain pour le consommateur n’est plus évident. En outre, acheter un vin qui est livré deux ans plus tard, qu’il faut garder en cave encore cinq ans avant de le boire, n’est pas une démarche dans l’air du temps.

« Avec le millésime 2023, les négociants ont commencé à lâcher prise sur les tarifs. Avec le 2024, les prix vont devoir vraiment baisser si nous voulons encore intéresser le client final, et en particulier ceux qui ont entre 20 et 50 ans. Pour beaucoup de consommateurs, aujourd’hui, la qualité compte moins que le prix. » D’autres nouvelles ? « Cette année, le marché européen est le plus dynamique. Il nous faut maintenant regagner notre marché domestique. Mais le plus important est de croire en nos vins, et de nous rappeler que nous avons l’essentiel : des terroirs hors du commun et de bonnes cuvées. Nous allons nous battre, nous allons tenir. »