Il y a environ dix
mille ans, l’Amérique du Sud a vu disparaître
une partie de sa mégafaune, parmi laquelle figuraient les
mastodontes, ces imposants parents disparus des éléphants. Leur
extinction ne fut pas qu’un simple effacement zoologique : elle
entraîna aussi la perte d’un rôle écologique majeur, celui de grand
disperseur de graines. Une nouvelle étude, menée par l’Université
O’Higgins au Chili en collaboration avec l’IPHES-CERCA, révèle pour
la première fois des preuves fossiles directes confirmant que ces
mastodontes consommaient régulièrement des fruits et étaient
essentiels à la survie et à la dispersion de nombreuses espèces
végétales. Cette alliance perdue il y a des millénaires continue
aujourd’hui à fragiliser la biodiversité.
Un rôle écologique longtemps
soupçonné mais jamais prouvé
Depuis les années 1980, les
biologistes et paléontologues se questionnaient sur une étrange
coévolution entre certains arbres tropicaux produisant de gros
fruits colorés et sucrés, et de grands animaux capables d’ingérer
ces fruits entiers pour disperser leurs graines loin de la plante
mère. C’est ce qu’on appelle l’« hypothèse des anachronismes
néotropicaux », proposée notamment par Daniel Janzen et Paul
Martin. Cependant, faute de preuves directes, cette théorie est
restée un mystère pendant plus de 40 ans.
L’étude récente, publiée dans
la revue Nature Ecology & Evolution, vient enfin
lever le voile. En analysant 96 dents fossiles de mastodontes
sud-américains (Notiomastodon platensis) collectées sur plus de 1
500 kilomètres, entre Los Vilos et l’île de Chiloé dans le sud du
Chili, l’équipe internationale dirigée par Erwin González-Guarda a
pu reconstituer le régime alimentaire de ces géants. Près de la
moitié des spécimens proviennent d’un site phare, le lac Tagua
Tagua, connu pour sa richesse en faune pléistocène.
Des dents qui racontent une
histoire : la preuve directe de la frugivorie
Les chercheurs ont combiné
plusieurs méthodes complémentaires pour confirmer leur hypothèse.
L’analyse microscopique de l’usure dentaire a révélé la
consommation régulière de fruits charnus, tandis que l’examen du
tartre fossile a mis en lumière des résidus d’amidon typiques de
fruits tels que ceux du palmier chilien (Jubaea chilensis). En
parallèle, les analyses isotopiques ont permis de reconstituer
précisément l’environnement dans lequel ces mastodontes
évoluaient.
« Nous avons trouvé des
traces claires que ces animaux ne se nourrissaient pas uniquement
de feuilles ou d’herbes, mais consommaient fréquemment des
fruits », explique Florent Rivals, spécialiste de la
paléodiète à l’IPHES-CERCA. Cette alimentation frugivore conforte
leur rôle clé dans la dispersion des graines, participant ainsi
activement à la régénération des forêts pluvieuses de l’époque.
Un squelette de Notiomastodon platensis exposé au Brésil. Crédits :
Gergas/WikipédiaUne fonction écologique
irremplaçable qui s’est éteinte avec eux
L’extinction des mastodontes,
et plus largement de la mégafaune, a eu des conséquences
écologiques durables. Ces grands animaux parcouraient de longues
distances, disséminant ainsi les graines loin de la plante mère,
favorisant la diversité génétique et la santé des écosystèmes
forestiers. Avec leur disparition, cette dynamique a été
brisée.
Les chercheurs ont utilisé des
modèles d’apprentissage automatique pour évaluer la situation
actuelle des plantes dépendantes de la mégafaune dans différentes
régions d’Amérique du Sud. Les résultats sont alarmants : au centre
du Chili, 40 % de ces espèces végétales sont aujourd’hui menacées.
Ce taux est quatre fois plus élevé que dans les zones tropicales où
d’autres animaux, comme les tapirs ou les singes, jouent encore le
rôle de disperseurs.
Certaines espèces
emblématiques, comme le gomortega (Gomortega keule), le palmier du
Chili ou l’araucaria araucana, subsistent en populations
fragmentées, souvent avec une faible diversité génétique. Elles
représentent les vestiges d’une interaction écologique millénaire
désormais perdue.
Comprendre le passé pour
mieux protéger l’avenir
Cette recherche dépasse la
simple reconstruction historique : elle invite à réfléchir à la
gestion et la conservation des écosystèmes actuels. « La
paléontologie ne se limite pas à raconter des histoires
anciennes », souligne Florent Rivals. « Elle nous offre
une clé pour comprendre ce que nous avons perdu et ce que nous
pouvons encore sauver. »
Face aux crises écologiques
actuelles, où la biodiversité est menacée partout dans le monde,
mieux saisir les interactions passées entre la faune et la flore
peut guider les efforts de restauration. Par exemple, réintroduire
des grands herbivores dans certains écosystèmes pourrait aider à
restaurer des cycles naturels de dispersion des graines. De même,
protéger les espèces végétales restantes qui dépendent de ces
interactions est crucial pour maintenir la résilience des
forêts.
Une nouvelle ère pour
l’écologie et la conservation
L’étude menée par l’Université
O’Higgins et ses partenaires illustre l’importance d’une approche
multidisciplinaire combinant paléontologie, biologie, chimie et
informatique. Elle ouvre également la voie à de futures recherches
sur la coévolution entre animaux et plantes, et sur les
conséquences écologiques des extinctions passées.
Au final, ce travail rappelle
que la nature est un réseau complexe d’interdépendances, souvent
invisibles à l’œil nu, mais vitales pour la santé des écosystèmes.
En comprenant le rôle disparu des mastodontes, nous comprenons
mieux le poids de notre héritage écologique et la responsabilité
qui nous incombe de protéger ce qui reste.