«Pourquoi des gens qui cherchent simplement à se nourrir sont-ils tués parce qu’ils essayent de sortir de la file d’attente […] ? Comment en est-on arrivé à un point où un adolescent est prêt à risquer sa vie juste pour attraper un sac de riz distribué par un camion ? Et pourquoi tire-t-on sur lui à l’artillerie ?» Celui qui s’exprime en ces termes, ce vendredi 27 juin dans les pages du quotidien israélien Haaretz, est un officier supérieur de l’armée israélienne. Il est bouleversé par la tournure tragique prise par la distribution d’aide alimentaire dans la bande de Gaza depuis la mise en place fin mai par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou d’un nouveau système d’aide bâti autour d’une société américaine au financement opaque, la Gaza Humanitarian Foundation (GHF).
Des rassemblements monstres, des bousculades, des frappes israéliennes récurrentes contre les foules terrorisées et des victimes par centaines. Au total, au moins 549 personnes ont été tuées aux abords des sites de distribution alimentaire en l’espace d’un mois, d’après le ministère de la Santé à Gaza (contrôlé par le Hamas), et des milliers d’autres ont été blessées. Ce vendredi encore, 10 Gazaouis ont perdu la vie alors qu’ils attendaient de l’aide, portant le total à plus de 56 000 morts depuis le début de la guerre en octobre 2023. Une hécatombe racontée par Haaretz sur la base de nombreux témoignages recueillis auprès de soldats et d’officiers de l’armée israélienne, qui révèlent, sous couvert d’anonymat, avoir reçu l’ordre de tirer sur les groupes rassemblés pour recueillir l’aide alimentaire, même quand ils ne représentaient aucune menace.
Selon ces récits, les hommes de Tsahal utilisent le feu comme une manière de gérer le monde qui afflue à l’entrée des quatre centres de distribution où opère la GHF – qui se trouvent tous à proximité de forces armées israéliennes. Souvent, les Gazaouis arrivent trop tôt, avant l’ouverture des sites, et les militaires tirent pour les empêcher de s’en approcher. D’autres fois, après la distribution des vivres, les militaires tirent dans la foule pour l’encourager à se disperser. «Là où j’étais en poste, entre une et cinq personnes étaient tuées chaque jour. [Les Palestiniens] sont traités comme une force hostile […]. On leur tire dessus avec tout ce que l’on peut imaginer : des mitrailleuses lourdes, des lance-grenades, des mortiers…» confie un soldat, qui parle de «champ de bataille».
Pourtant, poursuit le soldat, «nos forces ne sont confrontées à aucun danger». «Je n’ai pas connaissance d’un seul cas de riposte, dit-il. Il n’y a pas d’ennemi en face, pas d’armes.» Un officier de réserve rapporte avoir été présent sur le site d’un autre drame, un jour où une dizaine de personnes ont été tuées par des tirs israéliens en marge d’une distribution alimentaire. «Lorsque nous avons demandé pourquoi ils avaient ouvert le feu, on nous a répondu qu’il s’agissait d’un ordre venu d’en haut et que les civils avaient constitué une menace pour les troupes, explique-t-il. Mais je peux dire avec certitude que ces personnes n’étaient pas proches des forces et ne les mettaient pas en danger. Ils ont été tués pour rien. Ce qu’on appelle tuer des innocents, c’est devenu la norme.»
Dans un communiqué publié ce vendredi 27 juin, l’ONG Médecins sans frontières dénonce «un simulacre de distribution alimentaire qui produit des massacres à la chaîne» dans un territoire menacé par la famine. A Gaza, les militaires interrogés par Haaretz se posent des questions, eux aussi. «Ma plus grande crainte est que les tirs contre les civils de Gaza ne soient pas le résultat d’une nécessité opérationnelle ou d’un manque de discernement, mais plutôt le fruit de l’idéologie partagée par les commandants sur le terrain», s’inquiète un officier supérieur. Nombreux sont ceux qui considèrent que la mise sur pied de la GHF a permis à Israël de poursuivre sa guerre dans l’enclave palestinienne en s’offrant un alibi humanitaire, après deux mois de blocus total de l’aide.
Selon les informations de Haaretz, la succession d’attaques meurtrières a conduit cette semaine à la convocation d’une réunion dans les locaux de l’avocate générale de Tsahal, chargée de défendre le respect du droit international au sein de l’armée israélienne. Là, les responsables du Commandement régional du Sud de la bande de Gaza auraient plaidé des cas «isolés» et des coups de feu contre «des suspects qui représentaient une menace pour les troupes». Sans convaincre leurs interlocuteurs. «Il ne s’agit pas de quelques personnes tuées, mais de dizaines de victimes chaque jour», auraient rétorqué les représentants de l’avocate générale, qui aurait réclamé une enquête pour crimes de guerre concernant les sites de distribution alimentaire.