Ce n’est ni un roman, ni un essai, ni une autobiographie, encore moins une autofiction. C’est « un livre et puis c’est tout ! » nous prévient Alice Zeniter dès l’introduction de Toute la moitié du monde, écrit pendant la pandémie de Covid. Elle y approfondit son rapport à la littérature, en tant que lectrice d’abord, puis bien sûr en tant qu’écrivaine. Dans un chapitre « Être autrice », elle remarque les différentes formes de « secondarisation » des femmes dans la vie littéraire, selon la formule d’Anne-Marie Garat.

Un signe en est que moins de 30 % des prix littéraires leur reviennent. Il y a aussi, comme dans d’autres domaines, un plafond de verre : par exemple considérer que les femmes n’écrivent que pour des femmes. « Ne s’arrachent à la condition de livres de « bonnes femmes » que ceux qui remplissent une autre fonction que d’être des romans, ceux à qui on reconnaît une certaine utilité », écrit-elle. La lisant, je pense à la remarque de l’ethnologue Françoise Héritier selon laquelle de tout temps s’est installée une « valence différentielle des sexes, selon laquelle les deux sexes n’ont pas la même valeur. Le sexe masculin vaut plus que le sexe féminin » et tout ce qui est produit et fait par des femmes a une valeur moindre.

Alice Zeniter confie : « Avec « l’Art de perdre », j’ai gagné un statut d’autrice reconnue pour des raisons qui ne tiennent pas à la littérature. » Ce livre publié en 2017 traite de l’histoire de sa famille depuis la Kabylie jusqu’aux bidonvilles réservés aux harkis. Il a été couronné d’une demi-douzaine de prix littéraires et commenté, c’est vrai, essentiellement pour ses qualités historiques et politiques. Un autre chapitre est consacré aux personnages. La répartition genrée des rôles dans la société se prolonge dans la fiction. « Toute une moitié du monde manque à la littérature », dit-elle.

Ainsi il est très rare que des femmes y tiennent entre elles des conversations politiques ou scientifiques, traits réservés aux personnages masculins. Pour autant elle s’attache aux personnages. Elle parle de « rencontres étranges qui se prolongent plusieurs jours, voire semaines, et deviennent des fréquentations ». C’est pourquoi elle préfère parler d’empathie à l’égard des personnages plutôt que d’identification, à laquelle elle dit ne pas parvenir. Le rôle de la fiction n’est-il pas de promouvoir le souci de l’autre, à la fois ressemblant et différent ?

Ne serait-ce pas « le lien assez évident entre fiction et care » (le soin des autres) qui fait que lire des romans, comme prendre soin des autres, est un exercice réservé majoritairement aux femmes ? 70 % des lecteurs sont en effet des lectrices. Question vertigineuse, qui ouvre bien des pistes ! Loin d’être une conséquence du sexe biologique, ces spécialisations féminines résultent de constructions culturelles et historiques, ce qu’on appelle les rapports de genre.

Ils ont spécialisé le genre masculin dans les fonctions « extérieures » techniques, politiques, scientifiques, et le genre féminin dans la sphère domestique et le soin. Cette répartition des rôles peut et doit changer. Loin d’être une pratique de seconde zone, la lecture et l’écriture en particulier de romans deviennent alors un atout pour changer le monde. Et « toute la moitié du monde » passe alors d’un rôle subalterne à celui de force motrice pour rendre le monde meilleur et plus humain. Alors lisons, sans limite, nous ne perdrons pas notre temps !

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