INTERVIEW – Tour d’horizon de la 56e édition des Rencontres de la photographie d’Arles avec leur directeur.
Tête pensante des Rencontres d’Arles, Christoph Wiesner fait souffler un vent d’engagement sur la cité camarguaise. Héritage colonial, désinformation, nouvelles parentés… Avec ses 46 expositions réparties sur 27 lieux associant 50 commissaires et 170 artistes, la grand-messe de la photographie internationale prend part aux débats qui agitent l’époque. Et offre un contrepoint essentiel aux discours dominants.
Madame Figaro. – Pourquoi avoir intitulé cette saison Images indociles ?
Christoph Wiesner. – Quand je préparais la conférence de presse, Trump partait en croisade contre la diversité, l’équité et l’inclusion. En purgeant sa base de données numérique, le Pentagone a effacé un cliché d’Enola Gay, le bombardier d’Hiroshima, et les portraits d’Afro-américains ayant participé à l’effort de guerre. Plus que jamais, la photographie m’est apparue comme un outil de résistance, un rempart contre le joug du pouvoir.
L’affiche reprend cet engagement. Décrivez-la-nous…
Réalisée par un collectif d’artistes, l’image est extraite de l’exposition «On Country» photographie d’Australie, pays qui s’est très tôt posé la question de la colonisation, de la marginalisation des peuples autochtones. Cet enfant perché sur une carcasse de voiture, portant le masque de Captain America, fait écho aux crises actuelles, comme au concept du Tout-monde d’Édouard Glissant, dont la pensée célèbre l’entrelacement des cultures. L’image a été recadrée afin que ce superhéros domine la scène, dans une dynamique ascensionnelle.
D’autres géographies cohabitent dans la séquence Chroniques nomades, bilan d’un genre photographique…
La figure du photographe-témoin qui documente un territoire remonte aux origines du médium. Il suffit de citer le travail d’Eugène Atget sur Paris. Le road trip de Karen Knorr et d’Anna Fox en est aussi symptomatique : elles poursuivent à leur manière le projet inachevé de Berenice Abbott qui, en 1954, a sillonné la mythique Route 1 reliant le Maine à la Floride pour montrer comment l’Amérique d’après-guerre a basculé dans la société de consommation. Leur regard pointe les disparités et s’attache aux laissés-pour-compte. Cette séquence emprunte différentes voies : burlesque chez Kourtney Roy, mélancolique chez Todd Hido, voire dramatique chez Jean-Michel André, qui revisite l’assassinat de son père, survenu quand il était enfant, dans une chambre d’hôtel à Avignon, alors qu’ils étaient sur la route des vacances.
Les histoires de famille, qu’elle soit nucléaire ou choisie, sont finalement au cœur de l’attention ?
Les travaux réunis élargissent la notion de kinship (parenté), centrale dans l’œuvre de Nan Goldin, lauréate du prix Women in Motion de Kering cette année. Elle n’a cessé de documenter sa famille de remplacement à la suite du suicide de sa sœur aînée, Barbara. La question des liens se pose aussi chez Erica Lennard, qui a choisi sa sœur et ses amies plutôt que des modèles professionnels dans l’ouvrage Les Femmes, les Sœurs, paru aux éditions Des Femmes en 1976. Ou encore chez Carmen Winant, qui évoque l’histoire des communautés lesbiennes séparatistes à travers un dialogue avec Carol Newhouse, cofondatrice du collectif WomanShare en 1974. À ces récits répond celui de Diana Markosian, partie à la recherche de son père dont elle avait été séparée à l’âge de 7 ans et, depuis, devenu un étranger. Une quête de mémoire, d’identité qui déconstruit le mythe de la famille au sens strict.
Nan Goldin n’a cessé de documenter sa famille de remplacement à la suite du suicide de sa sœur aînée, Barbara
Christoph Wiesner
Une déconstruction aussi à l’œuvre dans la séquence sur les archives, revisitée sous l’angle du conte. Pourquoi ?
L’archive est partout. L’idée était d’aborder le sujet sous d’autres prismes. Comme avec la collection de Marion et Philippe Jacquier, riche de 10 000 tirages anonymes allant d’une photo de l’enterrement de Victor Hugo à cet album souvenir des années 1930 qui compile des clichés annotés à l’encre rouge par un homme reparti sur les lieux de son histoire d’amour. Le conte est parfois tragique, comme chez Agnès Geoffray, qui se penche sur ces «écoles de préservation» où l’on plaçait les jeunes filles mineures jugées déviantes. L’archive lui sert de source pour créer de nouvelles images. Une reconstitution qui questionne les normes sociales et met au jour des pans ignorés du passé.
Louis Stettner, Claudia Andujar, Yves Saint Laurent… Parlez-nous des grandes figures du chapitre Relectures.
L’idée était de poser sur chacune un nouveau regard. L’exposition dédiée à Yves Saint Laurent explore son rapport intime à la photographie, de ses portraits iconiques ayant construit sa mythologie personnelle, aux Polaroïds qui lui servaient de notes pour retoucher ses créations avant un défilé. Dans le cas de Claudia Andujar, l’exposition se concentre sur les séries qu’elle réalise avant sa rencontre avec les Indiens Yanomami, notamment celle dédiée à Sônia, cette apprentie mannequin afro-américaine dont elle radiographie le corps. Des tirages méconnus qui témoignent déjà de son militantisme. Quant à Louis Stettner, l’exposition insiste sur son rôle de passeur entre street photography américaine et photographie humaniste française, comme sur ses convictions d’encarté au parti communiste. Cette sensibilité sociale se retrouve chez Letizia Battaglia, qui capture la violence de la mafia sicilienne tout en magnifiant la beauté de Palerme.
Quid des émergences ?
L’exposition «Futurs ancestraux» se concentre sur la jeune scène brésilienne, qui interroge l’héritage colonial et les luttes communautaires tandis que les débats sur la restitution du patrimoine et la réécriture des récits fondateurs s’intensifient. Dans le cadre du prix Découverte Fondation Louis Roederer, le commissaire César González-Aguirre a porté un regard très personnel sur la création contemporaine : hypermasculinité, tradition orale, photographie ambulante, sécurité nucléaire… Avec ces sept talents formant L’Assemblée de ceux qui doutent, l’image s’affirme comme un espace de prise de conscience et de réinvention.
Les Rencontres d’Arles, du 7 juillet au 5 octobre, à Arles. rencontres-arles.com