Il est parfois troublant de voir comme la réalité peut flirter avec la fiction. Dans un billet publié sur LinkedIn en janvier dernier, Henri d’Agrain imagine un scénario où les Etats-Unis couperaient au Danemark ses accès aux services numériques américains, sur fond de tensions diplomatiques liées au Groenland. Il y a quelques jours, le délégué général du Cigref, un organisme de réflexion de grandes entreprises, découvre que son récit d’anticipation n’avait rien de saugrenu. Le quotidien Politiken rapporte que Copenhague et Aarhus ont décidé de se passer de Microsoft. Les deux plus grandes villes danoises prennent les devants dans l’hypothèse où une dégradation des relations avec l’administration Trump conduirait le géant américain à couper les ponts.
Dans un monde où le milliardaire de la Maison-Blanche joue sa partition America First, la souveraineté numérique européenne s’est refait une place en haut de la pile des dossiers. Signe d’une prise de conscience en France, le sujet est remonté jusqu’en Conseil des ministres, le 12 juin dernier, porté par Clara Chappaz, chargée de l’intelligence artificielle et du numérique, et par le patron de Bercy, Eric Lombard. Avec ce constat implacable, chiffres à l’appui : « L’Europe dépend massivement de solutions technologiques extra-européennes. Dans le domaine stratégique du cloud qui héberge les données, les logiciels et les technologies comme l’intelligence artificielle, 83 % des dépenses numériques européennes vont vers des acteurs étrangers, pour un montant estimé de 264 milliards d’euros chaque année ». Le calcul est issu d’une étude réalisée en avril par le cabinet Asterès pour le compte du Cigref.
Impact économique et sécurité des données, un double enjeu
A la manœuvre, le trio écrasant constitué d’Amazon, Microsoft et Google, cumule entre 65 et 80 % de parts de marché. Aux Européens, les miettes. Les implications économiques sont considérables. Si l’Union européenne produisait, en 2035, 15 % seulement des services de cloud-logiciel qu’elle achète aujourd’hui aux Etats-Unis, elle bénéficierait de 463 000 emplois supplémentaires, évalue Asterès.
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Deuxième enjeu, et non des moindres : la sécurité des données. En présentant son étude annuelle dédiée à la souveraineté économique du Cac 40, Pierre-Marie de Berny, le fondateur du cabinet de conseil Velite, s’est alarmé de cette « colonisation numérique ». « Nous sommes au pied du mur : 80 % des données générées par des internautes français sont hébergées aux Etats-Unis, 92 % au niveau européen. Migrez au moins les plus sensibles vers des opérateurs européens ! », plaide-t-il auprès des grandes entreprises.
Trois mois plus tôt, Patrick Pouyanné avait exprimé le même embarras, lors du forum InCyber : « Quand je dois faire des choix de cloud et que j’ai le choix entre Amazon, Microsoft ou Google, je ne suis pas très à l’aise. » Le PDG de TotalEnergies débourse près de 1 milliard de dollars par an pour acquérir des données sismiques et géophysiques et ne se résout pas à les confier aux nuages d’outre-Atlantique. Le risque fondamental réside dans l’extraterritorialité de la loi américaine. « A n’importe quel moment, Washington peut récupérer les données et les consulter, au nom de la sécurité nationale », explique Audrey Louail, à la tête du groupe de services informatiques Ecritel et ancienne présidente du réseau d’entrepreneurs CroissancePlus.
« Une décision inadmissible »
Une perspective qui, malheureusement, ne refroidit pas les propres services de l’Etat français. Audrey Louail a plus d’une histoire à raconter sur ces contrats publics passés sous le nez des acteurs européens. Comme ce marché accordé à Cloudflare, installé à San Francisco, pour sécuriser les sites Web des ministères de l’Education, de l’Intérieur et de la gendarmerie, au détriment d’Imperva, propriété de Thales depuis 2023. Et gare à ces offres à première vue made in France, qui dissimulent des partenariats noués avec Google ou Microsoft. La profession déplore des choix naïfs et une prime systématique au mieux-disant – souvent synonyme de dumping sur les prix -, sur fond de lobbying des géants du numérique.
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Le 25 juin, Clara Chappaz elle-même a tapé du poing sur la table. Ce jour-là, la sénatrice Vanina Paoli-Gagin l’interpelle sur le choix par le service d’information du gouvernement d’écarter le spécialiste français Visibrain au profit du canadien Talkwalker pour assurer la veille des réseaux sociaux. Or « un tel outil est clé dans l’analyse de l’opinion publique […] Les prochaines élections en France feront l’objet de tentatives d’ingérence via les réseaux sociaux, arme de déstabilisation massive de nos démocraties », alerte l’élue. Qui prêche une convaincue. « Ce type de décision est inadmissible ! », convient Clara Chappaz. Un front commun se dessine. Encore faudra-t-il le tenir à l’échelle européenne. Et surtout, « que l’on passe de la parole aux actes », réclame Audrey Louail.
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