Tous les enfants des monts Métallifères est-allemands connaissent son nom : Richard Hartmann. L’histoire de cet Alsacien d’origine a tout du conte de fées capitaliste. Artisan originaire d’une famille pauvre de la commune de Barr, il est devenu le roi des locomotives en Saxe. C’est en partie grâce à lui que Chemnitz, haut-lieu de la révolution industrielle allemande, était, au début du 20e siècle, la ville la plus riche d’Allemagne. Son paysage urbain était marqué, comme Mulhouse, par d’innombrables cheminées, ce qui lui a valu le surnom de « Manchester saxon ».

Un exode massif

Mais le magnat de l’industrie se voit contraint de déposer le bilan dans les années 1930, en pleine crise économique mondiale. De l’empire Hartmann, il ne reste aujourd’hui plus grand chose.  A Chemnitz non plus, il ne reste plus grand chose de sa richesse et de ses charmes d’antan avec ses cheminées. Détruite à 80% pendant la Seconde Guerre mondiale, la ville a perdu près d’un quart de ses habitants des suites de la chute du mur et de la désindustrialisation allemande. Mais il y a un an, après d’un siècle de fermeture, la vie a repris dans l’usine Hartmann. L’ancien hall du bâtiment a été réhabilité pour servir de centre d’accueil et d’information pour les visiteurs durant toute l’année 2025, pour laquelle la ville a été désignée capitale européenne de la culture.

C’est donc de l’usine Hartmann que part la visite gratuite de Chemnitz en ce samedi matin ensoleillé. Quinze minutes avant le début, une cinquantaine de personnes sont déjà rassemblées devant le bâtiment ouvrier. Danny Weigelt, guide pour la prochaine heure et demie de visite, s’amuse de la ponctualité typique des « Almans » (surnom péjoratif pour désigner des Allemands sans héritage multiculturel), après qu’un énième visiteur lui a demandé l’heure de début du tour. Les visites de Chemnitz, créées avec d’autres bénévoles à l’occasion du titre de capitale culturelle européenne, ont lieu tous les samedis depuis avril. L’un des principaux arrêts de la visite est le buste surdimensionné de Karl Marx, surnommé affectueusement « Nischel » (dialecte d’Allemagne centrale signifiant ‘tête’) par les locaux.

En République Démocratique d’Allemagne (RDA), Chemnitz devait devenir une sorte de ville modèle socialiste. Un épisode qui lui aura valu le nom de Karl-Marx-Stadt pendant 37 ans et cette tête en bronze du philosophe dans son centre-ville à partir de 1972. Le père du communisme n’a pourtant jamais mis les pieds dans la ville. Ses habitants se sont tout de même attachés à ce symbole populaire emblématique de leurs cartes postales, et l’icône barbue est restée dans la ville même après la fin de l’Union soviétique. En 53 ans, le Marx de métal est devenu le témoin de tous les changements sociaux de Chemnitz.

Lors d’une fête en ville, le germano-cubain Daniel H. avait été assassiné à coups de couteau par un Syrien et un autre homme, supposément de nationalité irakienne. Les événements qui s’ensuivirent marquent jusqu’à aujourd’hui l’image de la ville dans tout le pays. En quelques jours, des néonazis de toute l’Allemagne avaient fait le voyage jusqu’à Chemnitz pour y chasser les personnes racisées, les contre-manifestants et tout ce qui se trouvait sur leur chemin.  

La réaction des habitants avait été impressionnante de courage et de tolérance. En l’espace de quelques jours, le groupe Kraftklub, originaire de la ville, avait organisé un concert en réaction aux émeutes. Plus de 65 000 personnes avaient répondu présentes au cri de ralliement anti-raciste. Mais ces incidents ont laissé des cicatrices dans la ville. Et les néonazis non plus n’ont pas disparu.

Nouvelle assurance chez la jeunesse néonazie

 « Nous observons actuellement une recrudescence de la présence dans l’espace public et une nouvelle assurance chez des néonazis terriblement jeunes », confie sous couvert d’anonymat une activiste du collectif “Antifaschistische Recherche Chemnitz”. Le groupe observe depuis des années les activités des néonazis de Chemnitz et établit des fiches de renseignements sur les principaux visages du tissu fasciste local. Des recherches qui révèlent l’immixtion des néonazis dans l’économie de Chemnitz, notamment par le secteur de la sécurité ou parmi les propriétaires de restaurants et de supermarchés. Dans un groupe Telegram, qui compte plusieurs centaines de contributeurs, les utilisateurs s’avertissent mutuellement lorsqu’ils voient l’une de ces personnes en ville. Groupe de nazis ivres devant le penny et s’en prend aux migrants, annonce par exemple un message. En quelques secondes, des renforts sont proposés, mais ils ne seront pas nécessaires ce jour-là.

L’échange au sein du groupe Telegram doit permettre d’éviter à temps les agressions physiques, car ce sont surtout les lieux de rencontre de la scène queer et alternative qui sont la cible des extrémistes de droite de Chemnitz ces derniers temps. Il y a deux ans, le cas d’un manager, frappé à la sortie d’un club et envoyé à l’hôpital parce qu’il parlait anglais, avait fait les gros titres. Au début de l’année, plusieurs clients ont été agressés dans le bar de gauche « Balboa ».

Renforcement des stéréotypes

 

Tous ces événements ont fait en sorte que l’image nazie éclipse tout le reste lorsque les médias parlent de Chemnitz. Dans le cadre d’une étude publiée en avril, une équipe de chercheurs de l’université de Leipzig en collaboration avec la société de production “Hoferichter & Jacobs” a examiné la couverture médiatique de l’Allemagne de l’Est, des années 90 jusqu’à aujourd’hui. Résultat : l’Allemagne de l’Est est traitée plus souvent comme un cas problématique dans les médias. Olaf Jacobs, l’un des auteurs de l’étude, résume : « En raison de l’absence manifeste d’une thématisation continue et différenciée, on assiste ces dernières années, du moins en partie, dans les médias analysés, plutôt à un renforcement et à une pérennisation des schémas de traitement médiatiques qu’à leur dépassement ».

La mauvaise réputation et l’absence de perspectives d’avenir dissuadent surtout de nombreux jeunes, qui émigrent plus volontiers vers les villes voisines de Leipzig et Dresde. C’est sans surprise, donc, que Chemnitz est la grande ville la plus âgée d’Allemagne, avec une moyenne d’âge de 46 ans. À titre de comparaison, sa ville jumelle, Mulhouse, a une moyenne d’âge de 38 ans. La très reconnue Université Technique de Chemnitz a perdu un quart de ses étudiants au cours des dix dernières années. Aujourd’hui, à peine 10 000 étudiants y sont encore inscrits

Par les jeunes, pour les jeunes

Elisabeth Naß et David Rieker, étudiants en psychologie, en font partie. Ce vendredi soir, ils ont rendez-vous avec des amis dans un bar du quartier de Sonnenberg. Au programme, soirée jeux et DJ. Lorsque le groupe d’amis entre dans le bar, le lieu est pourtant désert.

Les deux jeunes s’assoient à côté de la seule table occupée et farfouillent dans les jeux de société des étagères. Le reste du groupe jette un coup d’œil à la collection de vêtements d’occasion dans la pièce voisine. « C’est un endroit tellement cool, pourquoi il n’y a personne ici ? », se demande Elisabeth. « Tant mieux, si ça avait lieu à Berlin, on devrait sans doute faire la queue », rétorque David. Même en rentrant chez soi la nuit, les rues sont désertes, malgré les bars ouverts, le semestre universitaire en cours et le temps doux qui invitent à sortir.

En cette année de capitale culturelle, Chemnitz veut redevenir attractive pour les jeunes. C’est précisément la mission qui a été confiée au groupe « Team Generation ». Son projet principal, « Create.U », doit permettre aux jeunes de participer à la capitale culturelle avec leurs idées. Aucune limite n’est fixée à l’imagination : Des expositions de photos, des communautés de jardinage, des ateliers de couture et même un festival sont prévus. Ludwig Sonntag, originaire de Chemnitz et membre de la « Team génération », loue le potentiel de sa ville natale : « Ce qui est génial à Chemnitz, c’est qu’ici, tu peux faire les choses simplement. Il y a de la place et personne ne se met en travers de ton chemin. Des projets sympas naissent en permanence ici. Seuls les participants font parfois défaut ».

« C the unseen », découvrir les côtés invisibles de Chemnitz, titre le slogan de la Capitale culturelle 2025. Ce sont surtout les beaux côtés de la ville qui restent invisibles, dit le Jan Holzapfel, bénévole dans la ville. Originaire de Chemnitz, Jan et son collègue italien Feras Nagi font aujourd’hui le pied de grue devant la sculpture « Oben-Mit » de l’artiste Osmar Osten sur la Schillerplatz. Patiemment, ils détaillent volontiers aux curieux la symbolique de l’œuvre, où des figures de casse-noisettes et des Räuchermänner (personnages des contes folkloriques) aux reflets argentés se tiennent sur des colonnes en grès régional. « Regarde, tout le monde apprécie ! Tous ces gens qui viennent ici pour la capitale de la culture s’étonnent de tout ce qu’il y a à voir ici. J’aimerais que les médias captent aussi cela de temps en temps », dit Jon Holzapfel. 

Avec le titre de capitale culturelle, les organisateurs et les citoyens de Chemnitz espèrent un changement d’image durable. La ville de Liverpool ou la région de la Ruhr ont déjà ouvert la voie à une renaissance des anciens haut-lieux industriels, grâce à des projets durables et soutenus par la population. Mais la pérennité du patrimoine culturel de Chemnitz pose question. Récemment, le conseil municipal a décidé de réduire drastiquement le budget de la culture, et ce en pleine année de la Capitale européenne de la culture. Les habitants de Chemnitz gardent l’espoir que leur ville aussi puisse changer d’image, à l’instar de son célèbre « Lulatsch », qui est passé d’une cheminée grise et brun en une œuvre d’art bariolée.