A l’heure où les débats sur la souveraineté européenne redoublent d’intensité, jamais les start-up tech européennes n’ont été aussi promptes à traverser l’Atlantique. C’est le constat principal d’un rapport publié ce mardi 1er juillet par le fonds d’investissement Index Ventures, célèbre pour ses nombreux investissements aux Etats-Unis (Facebook, Slack, Roblox…) ainsi qu’en Europe (Revolut, Adyen, Wiz ou l’assurtech française Alan).
Intitulé « Winning in the US » (Réussir aux Etats-Unis), celui-ci décrit une nouvelle génération de start-up nées en Europe mais conçues dès le départ pour croître chez l’oncle Sam. Il livre aussi le retour d’expérience d’entreprises ayant déjà fait le voyage, parfois depuis plusieurs années, à l’image de Pigment, DeepL, ou même Spotify.
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Aujourd’hui, quelque 64 % des start-up tech européennes choisissent d’attaquer le marché américain dès le début de leur existence (phases dites pre-seed ou seed, en attente de levée de fonds, ou juste après la première), selon Index. Un taux qui a presque doublé sur ces dix dernières années, assure la même source. La moitié d’entre elles se dirigent d’abord vers la Silicon Valley et la baie de San Francisco. Elles n’étaient que 28 % entre 2015 et 2019. Cette dynamique va totalement à l’encontre de celles réalisées en 2020 par le même fonds. A l’époque : elles se dirigeaient bien plus tard vers les Etats-Unis, et préféraient la côte est et la ville de New York.
Qu’est-ce qui a changé ? Deux lettres : IA. Avec l’intelligence artificielle générative, le marché américain et la Silicon Valley ont repris de leur superbe. Dans le secteur du logiciel, le rapport indique que le marché américain atteindra 195 milliards de dollars en 2029, contre 90 milliards pour l’ensemble de l’Europe. Un gâteau plus de deux fois plus gros. Les compagnies américaines sont jugées comme des « early adopters » — plus rapides à adopter l’IA qu’en Europe.
Les clients plus que les capitaux
D’un point de vue européen, le tableau peut paraître sinistre, au moment où le continent entend faire émerger ses propres champions. La crainte existe que les entreprises migrent définitivement outre-Atlantique. Les exemples sont déjà très nombreux : Hugging Face, Dataiku ou bien Datadog… La cotation au Nasdaq, l’indice phare de la tech mondiale, demeure pour certains incontournable. Quelque 30 % des licornes créées en Europe ces dernières décennies ont finalement déménagé leur siège aux États-Unis, déplorait le rapport Draghi sur la compétitivité européenne, dévoilé l’an passé. Des projets d’unification du marché, à la fois de manière administrative et financière, sont en cours, à l’image du « 28e régime« . Leur mise en œuvre n’est cependant pas prévue avant 2026, au bas mot.
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Toutefois, plusieurs éléments rassurent. Index Ventures a identifié cinq scénarios d’implantation aux Etats-Unis, et plus de la moitié n’impliquent pas un déplacement du siège social à San Francisco ou New York. Car les priorités ont changé. Les trois quarts des fondateurs citent l’accès aux clients comme raison principale de leur expansion aux Etats-Unis. « Enormément d’outils d’IA sont dorénavant accessibles pour créer rapidement et à moindre coût un produit. Le nerf de la guerre n’est plus vraiment là, mais dans la distribution et dans la quête des clients », confirme auprès de L’Express Martin Mignot, partenaire chez Index Ventures.
Moins, donc, la recherche de capitaux. Deux phénomènes agissent, en fond. La dynamique de l’amorçage (les levées de fonds seed et les financements pré-seed) s’est nettement améliorée en Europe. Et l’importance désormais donnée au développement du revenu récurrent annuel (ARR) rend les défis que continuent de poser les levées en série A, B ou C dans l’UE moins handicapants.
Il y a, enfin, une limite méthodologique. Le rapport d’Index Ventures se concentre surtout sur des entreprises du logiciel d’entreprise (SaaS), l’IA, la cybersécurité, la fintech et les produits B2B. Moins sur le secteur de la Deeptech, qui a pourtant le vent en poupe en Europe. Car les talents, dans l’ingénierie et la recherche fondamentale, y sont nombreux.
« Construire en Europe, vendre aux Etats-Unis »
C’est d’ailleurs le dernier atout dans la manche de l’Europe. Ces talents sont aussi plus stables et moins chers que dans la Silicon Valley. En témoigne les montants astronomiques récemment mis sur la table par Meta pour débaucher chez son rival, OpenAI. Certaines start-up opèrent ainsi avec 20 % de personnel en moins que leurs équivalentes Américaines pour un niveau de croissance identique. « L’époque où s’installer aux États-Unis était la seule façon d’y réussir est bel et bien révolue », note Martin Mignot. On assiste même à un inversement. « Pour réussir, les entreprises américaines doivent elles aussi s’imposer en Europe – comme en témoigne l’intérêt croissant d’acteurs comme OpenAI, Figma, Robinhood, ou d’autres. » Certaines, comme Poolside, ont directement fait le choix d’implanter leur siège social à Paris.
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Non couvert par le rapport, les dissensions géopolitiques avec les Etats-Unis et la politique trumpiste pourraient enfin décourager, à plus long terme, certaines entreprises de s’installer aux Etats-Unis. Une nouvelle génération d’entrepreneurs se revendiquent certes « globaux », mais à forte conviction européenne. « Je veux prouver qu’il est possible de créer un champion depuis l’Europe », déclare notamment Éléonore Crespo, de la start-up Pigment, citée dans le rapport. C’est aussi l’ambition d’un Mistral, en dépit de son intérêt non-dissimulé pour les Etats-Unis, avec l’ouverture d’un bureau en novembre dernier. « Construire en Europe, vendre aux Etats-Unis » est la tendance, résume Martin Mignot. Une manière un peu contre-intuitive, dans le climat actuel, de penser les futurs champions européens.
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