Pendant longtemps, les
scientifiques ont tenté de comprendre pourquoi seule une poignée
d’humains modernes ont réussi à
quitter l’Afrique il y a environ 50 000 ans pour coloniser
l’ensemble de la planète. Une nouvelle étude, qualifiée de «
véritable surprise » par ses auteurs, apporte un éclairage inédit :
notre espèce aurait acquis, il y a environ 70 000 ans, une capacité
remarquable à s’adapter à des environnements de plus en plus
extrêmes — une flexibilité écologique qui aurait été la clé de
notre réussite.
Un départ qui a tout
changé
On sait que Homo sapiens est
apparu en Afrique il y a plus de 300 000 ans. Pourtant, toutes les
populations humaines modernes vivant aujourd’hui hors d’Afrique
semblent descendre d’un petit groupe de migrants ayant quitté le
continent il y a environ 50 000 ans. Ce qui pose une énigme :
pourquoi les vagues migratoires plus anciennes — certaines
remontant à 270 000 ans — n’ont-elles laissé aucune trace génétique
dans les populations actuelles ?
Pour tenter d’y répondre, une
équipe internationale de chercheurs a analysé des vestiges
archéologiques africains datant d’entre 120 000 à 14 000 ans. En
reconstituant les conditions climatiques, la végétation et les
ressources disponibles à différentes époques, ils ont dressé une
carte précise des habitats humains pendant des dizaines de milliers
d’années. Leurs résultats ont été publiés dans la prestigieuse
revue Nature.
Une expansion dans des
territoires inattendus
L’une des conclusions les plus
frappantes de cette recherche, c’est que les humains modernes ont
commencé à coloniser des habitats beaucoup plus variés qu’on ne le
pensait, à partir de 70 000 ans avant notre ère. Forêts denses
d’Afrique centrale, déserts arides du Nord, zones marquées par de
grandes amplitudes thermiques annuelles : autant de territoires
auparavant considérés comme inhabitables par nos ancêtres.
« Les humains vivent avec
succès dans des habitats difficiles depuis au moins 70 000 ans
», explique Emily Hallett, co-autrice de l’étude et archéologue à
l’Université Loyola de Chicago.
Cette capacité d’adaptation,
que les scientifiques qualifient de flexibilité écologique, serait
ce qui a permis à Homo sapiens de survivre, migrer et s’imposer sur
tous les continents, de l’Australie à l’Arctique.
Le généraliste par
excellence
Pour Andrea Manica, écologiste
évolutionniste à l’Université de Cambridge, Homo sapiens est devenu
à cette époque le « généraliste par excellence », capable de vivre
dans des environnements de plus en plus extrêmes. Un atout de
taille lorsqu’il s’agissait de s’installer dans des zones
inconnues, parfois très hostiles, comme les steppes glacées
d’Eurasie ou les forêts tropicales d’Asie du Sud-Est.
Mais cette transformation ne
serait pas due à une seule innovation technologique ou mutation
génétique. Selon Michela Leonardi, biologiste évolutionniste et
co-autrice de l’étude, il s’agirait plutôt d’un cocktail complexe
de facteurs : l’élargissement des territoires peuplés, des échanges
culturels accrus entre groupes, et une meilleure circulation des
idées (comme des outils ou des stratégies de chasse).
Autrement dit, l’humanité ne
s’est pas simplement adaptée biologiquement : elle a surtout appris
à coopérer, à transmettre et à innover, un savoir-faire collectif
qui a fait toute la différence.
Une illustration inspirée de l’expansion préhistorique des humains
vers différentes niches en Afrique qui s’est produite avant une
dispersion mondiale réussie. Crédit image : Jacopo Niccolò
CerasoniCe que ça nous dit sur
l’évolution humaine
Au-delà de la migration hors
d’Afrique, ces travaux éclairent aussi l’histoire plus vaste du
genre Homo. Les Néandertaliens, les Dénisoviens ou encore Homo
erectus, qui ont eux aussi quitté l’Afrique bien avant Homo
sapiens, ont probablement dû eux aussi élargir leur gamme
écologique pour survivre. Mais contrairement à nous, ils n’ont pas
acquis le même degré de flexibilité — ce qui pourrait expliquer
pourquoi nous sommes les seuls à avoir conquis chaque recoin du
globe.
Pourquoi maintenant ?
Reste une grande question :
pourquoi cette bascule écologique a-t-elle eu lieu il y a environ
70 000 ans ?
L’étude ne fournit pas de
réponse définitive, mais Eleanor Scerri, archéologue évolutionniste
à l’Institut Max Planck, avance une hypothèse : la pression
environnementale. Les habitats dans lesquels vivaient les humains
en Afrique auraient commencé à se réduire, obligeant nos ancêtres à
explorer de nouveaux milieux, parfois plus hostiles. Une situation
où la nécessité aurait été mère de l’adaptation.
Homo sapiens : l’explorateur
né
Ce que cette étude met en
lumière, c’est que notre capacité à nous adapter à n’importe quel
environnement est l’un des traits les plus marquants de notre
espèce. Une flexibilité qui ne résulte pas seulement de nos gènes,
mais de notre culture, de notre curiosité et de notre besoin
d’aller toujours plus loin.
Et si la grande migration hors
d’Afrique a été un succès, c’est sans doute parce que, bien avant
cela, nous étions déjà en train d’apprendre à apprivoiser le
monde.