Bonnie and Clyde de l’art contemporain, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely incarnaient l’amour qui rend libre. En 1955, leur rencontre, à Paris, est une évidence. Tous les deux sont déjà mariés, mais impossible de résister à cette connexion artistique qui les pousse l’un vers l’autre. « Il y a eu des couples dans l’histoire, il y a eu Pierre et Marie Curie, il y a eu Adam et Ève, il y a nous ! » se plaisait à déclarer Niki dans la presse. Avec son port de reine, la jeune femme au regard pénétrant a déjà un charisme ravageur. Mannequin pour « Vogue », « Life » et « Elle », habituée de la jet-set new-yorkaise, elle inspire, notamment, Yves Saint Laurent, et son destin dans la mode semble tout tracé.

Fille d’une héritière américaine et d’un riche banquier parisien, Catherine Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle est née le 29 octobre 1930, à Neuilly-sur-Seine, un an après que sa famille a quitté les États-Unis, ruinée par le krach boursier de 1929. C’est sa maman qui lui donne ce surnom de Niki dès l’âge de 4 ans. Elle passe les premières années de sa vie chez ses grands-parents, dans la Nièvre, élevée par une nourrice qu’elle appelle « Nana ». Ce tableau, celui d’une enfance heureuse, est pourtant noirci par le crime. Celui de l’inceste.

Niki de Saint Phalle en 1953. Elle gagne alors sa vie comme mannequin.

Niki de Saint Phalle en 1953. Elle gagne alors sa vie comme mannequin.

© Musée Galliera

Niki de Saint Phalle chez elle, en famille, avec son premier mari, l’écrivain américain Harry Mathews, et leurs enfants, Laura, née en 1951, et Philip, né en 1955.

Niki de Saint Phalle chez elle, en famille, avec son premier mari, l’écrivain américain Harry Mathews, et leurs enfants, Laura, née en 1951, et Philip, né en 1955.

Paris Match
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© François Gragnon

Opposé au culte de l’objet neuf, Jean Tinguely recycle

À 11 ans, Niki est violée par son père. Un traumatisme qu’elle va taire mais qui va la consumer et manquer de la rendre folle. En 1994, à l’âge de 64 ans, elle finira par s’en libérer dans un livre intitulé « Mon secret ». « Ce viol me rendit à jamais solidaire de tous ceux que la société et la loi excluent et écrasent », écrit-elle. Au sein de cette famille bourgeoise, pas de tendresse mais la soumission à une morale catholique stricte qu’elle ne cessera de provoquer. Au couvent, dès 12 ans, elle peint en rouge les feuilles de vigne qui couvrent le sexe des statues grecques situées dans le hall de l’école. « Mon premier acte artistique », dira-t-elle plus tard. Son élan créateur va prendre son souffle dans cette révolte intérieure.

Niki de Saint Phalle devant l’une de ses «Nanas » géantes, en 1994, année de la sortie de «Mon secret », dans lequel elle révèle avoir été victime d’inceste.

Niki de Saint Phalle devant l’une de ses «Nanas » géantes, en 1994, année de la sortie de «Mon secret », dans lequel elle révèle avoir été victime d’inceste.

Paris Match
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© Hubert Fanthomme

À 18 ans, Niki se marie avec un ami d’enfance, Harry Mathews, dont elle aura deux enfants, Laura et Philip. Quatre ans plus tard, en 1953, ses démons la rattrapent. Internée en psychiatrie, elle subit des électrochocs mais écrira malgré tout dans son livre que ce séjour lui fut « profitable ». « Je me mis à peindre avec acharnement. » Un tournant dans sa vie, après le choc émotionnel, survenu en visitant le parc Güell, de Gaudi, à Barcelone. « J’ai tout de suite su que je rencontrais mon destin, une voix intérieure me disait : ‘Toi aussi Niki, tu vas faire un jardin féerique et lyrique, tu seras la première femme à entreprendre une oeuvre aussi colossale’ », confiait-elle à Match en 1993. Ce sera le Jardin des Tarots, réalisé à Capalbio, en Toscane.

Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely dans leur atelier à Paris en 1961. Dans le cadre de sa performance «Tirs », lors de laquelle elle tire à la carabine sur des poches de couleur qui viennent éclabousser ses œuvres, l’artiste s’exerce avec un petit canon.

Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely dans leur atelier à Paris en 1961. Dans le cadre de sa performance «Tirs », lors de laquelle elle tire à la carabine sur des poches de couleur qui viennent éclabousser ses œuvres, l’artiste s’exerce avec un petit canon.

Paris Match
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© François Gragnon

Niki de Saint Phalle en 1968, entourée de ses «Nanas », incarnations de la féminité. Elle utilise alors le plastique, matériau nouveau et très accessible.

Niki de Saint Phalle en 1968, entourée de ses «Nanas », incarnations de la féminité. Elle utilise alors le plastique, matériau nouveau et très accessible.

Getty Images
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© Condé Nast

Le sculpteur Jean Tinguely en mai 1965, dans son atelier de la commanderie de Dannemois (Essonne), devant l’une de ses machines mobiles.

Le sculpteur Jean Tinguely en mai 1965, dans son atelier de la commanderie de Dannemois (Essonne), devant l’une de ses machines mobiles.

Paris Match
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© Roger Picherie

« Mes sculptures, disait Niki, représentent le monde de la femme, amplifié »

C’est en 1961 que les journalistes de Match rencontrent le couple qu’elle forme avec Jean Tinguely, dans leur atelier parisien du quartier de Montparnasse. Elle prépare alors une série de « Tirs », ces oeuvres à la carabine qui ont contribué à forger sa notoriété. Niki sait viser, elle a appris à tirer avec son grand-père. « Détruire, c’est affirmer qu’on existe envers et contre tout », affirme-t-elle. Contrairement à Niki, Jean Tinguely, né en 1925 à Fribourg, vient d’un milieu populaire marqué par des engagements politiques forts. Opposé au culte de l’objet neuf, symbole de la société de consommation naissante, il pratique le recyclage.

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Jean Tinguely pose, en 1988, devant sa sculpture « Fata Morgana », qui mesure 13 mètres de long.

Jean Tinguely pose, en 1988, devant sa sculpture « Fata Morgana », qui mesure 13 mètres de long.

Paris Match
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© Roger Picherie

Moins célèbre que Niki, qu’il épouse le 13 juillet 1971, il est le génial inventeur de sculptures cinétiques. Les univers des deux amants se percutent pour faire naître « Le paradis fantastique », une oeuvre commandée pour le pavillon français de l’Exposition universelle de Montréal en 1967. « Mes sculptures représentent le monde de la femme, amplifié, la folie des grandeurs des femmes. La femme dans le monde d’aujourd’hui. La femme au pouvoir. En face de mes sculptures, il y a les machines agressives, menaçantes, de Tinguely, qui représentent le monde de l’homme. » À Paris, la Fontaine Stravinsky, située à côté du Centre Pompidou et réalisée en 1983, est un autre témoignage vivant de leur fusion, qui a pris fin avec la mort de Jean, en 1991. Niki lui survivra plus de dix ans. Avant de s’éteindre, elle aussi, le 21 mai 2002, en Californie. Laissant ses « Nanas », qui continuent d’inspirer des milliers de femmes, orphelines.

« Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely, Pontus Hulten », au Grand Palais, Paris VIIIe, jusqu’au 4 janvier 2026.