INTERVIEW – Sa passion pour le cinéma, ses filles, l’amour toujours… La star italienne, ambassadrice Cartier, partage son bonheur avec nous, entre deux tournages.
Lorsqu’elle apparaît sous les lumières tamisées du bar de l’Hôtel de l’Abbaye, au cœur de Saint-Germain-des-Prés, une jeune femme chuchote à son voisin : «Tu as vu ? C’est Monica !» Ce simple prénom renvoie à des centaines d’images de cinéma. En trente-cinq ans de carrière internationale, l’actrice italienne a composé une ode à la femme dans laquelle se conjuguent volupté irrésistible, puissance tempétueuse et maternité enveloppante. Le charme de Monica transcende les écoles, les esthétiques et les styles. Elle habite aussi bien le cinéma italien naturaliste et onirique de Giuseppe Tornatore et d’Alice Rohrwacher que les grosses productions hollywoodiennes (Marie-Madeleine dans la Passion du Christ, James Bond girl dans 007 Spectre, et Perséphone dans Matrix), les films d’auteur à la française (Irréversible, de Gaspar Noé) ou le cinéma engagé d’Emir Kusturica et de Kaouther Ben Hania.
«Il y a chez elle une vivacité d’esprit et un enthousiasme espiègle qui lui confèrent le privilège d’exister hors de l’âge et des époques. Monica possède le charme d’une fée», analyse Terry Gilliam, qui l’a dirigée dans Les Frères Grimm. L’année dernière, Monica Bellucci foulait le tapis rouge à la Mostra de Venise, main dans la main avec Tim Burton pour présenter Beetlejuice Beetlejuice. Depuis leur coup de foudre, en octobre 2022, le cinéaste et l’actrice poursuivent leur idylle loin des projecteurs et se retrouvent à mi-chemin entre Londres, où il habite, et Paris, où Monica Bellucci vit avec les deux filles qu’elle a eues avec Vincent Cassel – Deva, 20 ans, mannequin et actrice, et Léonie, 15 ans. En ce matin d’été, entre deux tournages, Monica Bellucci se montre rayonnante. Elle commande un cappuccino et parle de cinéma et d’amour avec un éclat dans les yeux.
Madame Figaro . – Qu’est-ce qui porte votre passion pour le cinéma ?
Monica Bellucci. – Le seul pouvoir que possède une artiste réside dans sa force de création. Le reste – la reconnaissance, la notoriété, la façon dont elle est perçue – échappe à son contrôle. Depuis mes débuts, je me laisse porter par mon instinct et par ce qui m’inspire. Dès mon enfance, dans la province de Pérouse, j’ai été animée par un amour pour l’image qui est inexplicable, car je ne viens pas d’une famille d’artistes. Mon imaginaire avait constamment besoin de s’envoler, je me nourrissais de dessins, de photographie et de films. Quand j’ai commencé ma carrière de mannequin, à 19 ans, en parallèle à mes études, j’ai eu la chance de travailler avec des photographes dont je connaissais déjà le travail dans le moindre détail : Bruce Weber, Richard Avedon, Helmut Newton et bien d’autres. Et il y avait ces leading ladies du cinéma italien qui ont guidé mes pas : Giulietta Masina, Anna Magnani, Monica Vitti, Sophia Loren et toutes les actrices qui ont façonné mon vocabulaire cinématographique. Ma soif de faire du cinéma est née grâce à elles. Juste après, j’ai découvert le cinéma français, puis le cinéma américain. Les films changent notre façon de regarder le monde.
Vous allez tourner avec Léa Mysius, réalisatrice française. Que va raconter Histoires de la nuit ?
C’est un thriller, adapté du roman de Laurent Mauvignier. J’ai beaucoup d’admiration et de respect pour Léa Mysius : c’est une réalisatrice de grand talent. Avant cela, je termine le tournage, à Riyad, en Arabie saoudite, d’un autre thriller d’action, 7 Dogs, sur fond de trafic de drogue, dans lequel je joue une cheffe de la mafia.
Vous travaillez aussi bien avec des réalisateurs reconnus qu’avec de nouveaux talents, comme l’italien Giovanni Tortorici… Pourquoi est-ce important d’être aux côtés de cette jeune création ?
C’est vital. Après toutes ces années, ma passion pour le cinéma reste intacte. Je suis constamment à la recherche de projets qui me stimulent et renouvellent ma façon d’envisager mon métier. Je ne veux pas tomber dans ce piège terrible, dans lequel on peut glisser à partir de 40 ans, qui consiste à croire que tout était mieux avant. C’est le début de la fin quand on commence à suivre cette logique obtuse. L’échange extraordinaire que je noue avec les jeunes me permet d’entrer dans de nouvelles logiques et, en contrepartie, de leur apporter mon expérience. Grâce à la culture numérique et à la démocratisation du savoir, les jeunes réalisateurs avec lesquels j’ai travaillé récemment vont à une vitesse incroyable. Ils possèdent une pensée arborescente et tissent des ponts entre chaque chose. Je me sens parfois dépassée, ce qui est positif : cela signifie sortir de sa zone de confort, apprendre et rester vivante. Je tourne en juillet avec Giovanni Tortorici, jeune cinéaste qui a déjà réalisé Diciannove, présenté à Venise l’an dernier. Son nouveau film se déroule à Palerme et s’intéresse à l’adolescence.
Quand on joue, on entre dans une sorte d’état d’hypnose : durant une prise, en tournage, on oublie tout, on ne ressent même plus le froid
Monica Bellucci
Comment vivez-vous la dualité entre l’image de l’icône de cinéma et la réalité de la femme ?
Je ne me considère pas comme une icône, mais comme une comédienne. Le métier d’actrice impose, par moments, de prendre une distance par rapport à l’image. Quand on joue, on entre dans une sorte d’état d’hypnose : durant une prise, en tournage, on oublie tout, on ne ressent même plus le froid, parce qu’on est entièrement projeté dans la fiction du personnage et d’une image de soi. Elle est réelle, car pour incarner un rôle ou faire un shooting, on injecte des éléments de notre personnalité. Mais cela ne représente que des fragments d’une identité. L’acteur est un explorateur de la nature humaine, qu’il tente de sonder de façon plus empathique que cartésienne. C’est un métier qui sert à comprendre l’autre, et à entrer en connexion profonde avec soi-même. Jouer n’est pas une fuite du réel, mais une façon de mieux le comprendre.
Qu’avez-vous appris de vos deux filles, Deva et Léonie ?
Elles m’ont fait grandir et comprendre ce que signifie aimer de façon inconditionnelle. C’est un don de soi total qui dure toute la vie. Je suis heureuse quand mes filles sont heureuses, quand je les vois épanouies. La maternité m’a mise en contact avec ma nature plus profonde. D’un côté, elle m’a fait prendre conscience de ma force, parce que j’ai découvert en moi une source d’amour inépuisable et la capacité de déplacer des montagnes. De l’autre, elle m’a rendue beaucoup plus fragile, parce que, bien que ce soit par choix, nous devenons les esclaves de cet amour. Il n’y a pas de vie sans nos enfants… Avant d’être mère, on est libre, on vole, rien ne peut nous arrêter. Ensuite, on réfléchit plus, on devient responsable, mais aussi vulnérable et, dans mon cas, encore plus hypersensible.
Monica Bellucci porte un blouson en cuir velours, costume en laine, chemise en coton et cravate en soie, Saint Laurent par Anthony Vaccarello. À gauche, bague Bullio, en or gris, rubellites, émeraudes, onyx et diamants ; à droite, bague Aktis, en platine, saphir et diamants, collection Haute Joaillerie En équilibre, Cartier.
Rocio Ramos
Deva et Léonie sont-elles très différentes ?
Plutôt, mais avec des notes communes. Je les découvre tous les jours, et elles me fascinent, car j’aime profondément l’univers féminin. Léonie a certainement un tempérament très artistique, mais elle est encore très jeune, elle n’a que 15 ans. Il faut qu’elle prenne le temps nécessaire pour grandir et comprendre ce qu’elle aime vraiment. Deva a choisi son chemin, elle est devenue « publique » à seulement 16 ans en travaillant comme mannequin, puis dans le cinéma. Ensemble, nous avons longuement échangé sur les risques du métier d’actrice, ainsi que sur la question vie privée versus vie publique.
Les règles qui régissent la célébrité ont-elles changé, et si oui, de quelle manière ?
Totalement. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, l’accès à la célébrité s’est démocratisé. C’est fini l’époque où les médias faisaient exploser la notoriété d’un artiste en créant une dimension de rêve qui donnait la sensation au public d’admirer de loin une créature hissée sur un piédestal. Aujourd’hui, la renommée d’une star dépend de la réaction en direct du public qui peut interagir avec elle. Il y a quelque chose de positif : cela relativise le statut de la star. Dans cette forme de proximité, les gens comprennent la dimension humaine d’un artiste, ses failles, sa vulnérabilité, ses limites. Mais il faut y être préparé, car les réseaux sociaux peuvent aussi être violents. Il faut éviter de mêler la sphère professionnelle à celle de l’intime.
On a inculqué aux hommes qu’ils doivent être forts et dissimuler leur sensibilité. Ils sont, tout autant que les femmes, enchaînés à des stéréotypes
Monica Bellucci
Qu’avez-vous appris, avec les hommes que vous avez aimés, de l’altérité des sexes ?
Que la vie est difficile aussi pour les hommes. Aujourd’hui, nous parlons de la difficulté d’être une femme, ce qui vrai parce que nous vivons dans un monde au masculin, où le pouvoir est encore régi en majorité par des hommes. La parité est loin d’être gagnée, surtout dans toute une partie du monde où les femmes restent soumises. Mais je reconnais que la position des hommes en Occident n’est plus si simple. J’observe une forme de souffrance et aussi une crainte à la raconter. On a inculqué aux hommes qu’ils doivent être forts et dissimuler leur sensibilité. Ils sont, tout autant que les femmes, enchaînés à des stéréotypes. Je vois, par exemple, autour de moi, des pères qui souhaiteraient être beaucoup plus présents dans l’éducation de leurs enfants, et qui souffrent de ne pas pouvoir l’être assez. Nous traversons une époque de grandes transformations dans les relations homme-femme, c’est nécessaire, mais difficile. Nous sommes tous un peu perdus, parce que les règles changent mais qu’elles ne sont pas encore claires. Les anciens codes ont volé en éclats, et nous sommes à la recherche d’un équilibre, qui a encore du mal à se dessiner. C’est un moment de confusion, mais comme tout changement positif dans l’évolution de la société, il faut passer par cette phase de transition.
Monica Bellucci porte un blouson en cuir, MM6, pantalon en laine, Saint Laurent par Anthony Vaccarello. Bracelet Traforato, en or gris et émeraudes, onyx et diamants, collection Haute Joaillerie En équilibre, Cartier.
Rocio Ramos
Travailler dans le même univers que votre compagnon, Tim Burton, représente-t-il un avantage à vos yeux ?
Cela rend tout plus simple, car on comprend parfaitement la vie de l’autre, son emploi du temps, ses absences. Pour une femme qui fait le métier d’actrice, il est difficile de trouver un équilibre entre le travail et la vie de couple. Le fait d’être inspirée par l’univers artistique de l’autre est important. Je suis admirative de ce que fait Tim. Mais ce qui compte par-dessus tout pour moi est la relation homme-femme. Se regarder dans les yeux et se comprendre. L’échange artistique est un plaisir, mais ce n’est pas du tout essentiel. Je vis avec l’homme, pas avec l’artiste. C’est ma façon de ressentir les choses.
Vous figurez dans une campagne de haute joaillerie Cartier, maison dont vous êtes ambassadrice. Qu’est-ce qui vous fascine dans les bijoux ?
C’est encore une fois une histoire d’énergie. Le métal et les pierres dégagent une énergie magnétique, une vibration avec laquelle on se sent en connexion. Quand on les reçoit en cadeau, les bijoux génèrent des émotions fortes parce qu’ils contiennent une magie, au-delà de leur valeur. Je possède des bijoux de ma grand-mère, par exemple, qui sont simples mais me touchent profondément. Les bijoux de la maison Cartier portent une histoire extraordinaire. J’ai visité plusieurs fois les ateliers maison, et j’ai vu le travail fou opéré par les artisans qui transmettent leurs savoir-faire avec une passion fascinante à observer.
Le temps est-il votre allié ?
Le temps est lié aux cycles de notre évolution dans ce monde. Je ne pense pas en termes d’âge, donc, mais de saisons. On peut être coincée dans un cycle douloureux, de souffrance à 20 ans, et se sentir vieille. Ou, au contraire, vivre un cycle de bonheur et d’épanouissement à 60 ans, et se sentir vivante et jeune comme jamais. L’erreur, pour moi, consisterait à tracer un trait d’union entre l’âge et ce qu’on ressent. Car, forcément, si on ne va pas bien, on relie cette émotion au vieillissement, plutôt que d’en chercher la vraie cause et de travailler sur soi pour la changer. Quand on est libre du poids de la douleur, on se sent légère comme une plume, et on se fiche de tout ce qui peut nous rattacher à un âge. C’est ce que je vis aujourd’hui. Je mesure la chance que j’ai d’être vivante, en bonne santé, entourée d’amour. Je me sens bien comme femme, comme mère, et mon métier de comédienne m’inspire. Je profite du moment, et puis, on verra. (Le téléphone sonne : Deva s’impatiente pour leur déjeuner en tête à tête.) Pardon, je dois courir, c’est ma fille…