Pour espérer un jour coexister pacifiquement avec la Russie, les dirigeants occidentaux, européens en tête, doivent de toute urgence rétablir les canaux de communication rompus depuis le début de la guerre, estime dans le magazine “Foreign Affairs” cet observateur russe en exil.

[Cet article a été publié la première fois sur notre site le 9 mai 2025, et republié le 4 juillet]

L’invasion de l’Ukraine déclenchée en 2022 par le président russe, Vladimir Poutine, a changé le cours de l’histoire. La guerre a eu des effets directs, évidemment, notamment pour les Ukrainiens qui ont été victimes de cette agression brutale, mais elle a aussi transformé la Russie en profondeur, plus encore que la plupart des observateurs extérieurs ne peuvent le comprendre. Aucun cessez-le-feu, pas même celui négocié par un président américain qui apprécie son homologue russe, ne pourra permettre de réparer les dégâts : Poutine a irrémédiablement fait de la confrontation avec l’Occident le principe directeur de la société russe. Et il faudra bien plus qu’une cessation des hostilités en Ukraine pour que la Russie puisse se soustraire à la situation de dépendance dans laquelle son président l’a placée vis-à-vis de la Chine.

La guerre a fait de la Russie de Poutine une société beaucoup plus répressive et elle a permis à la haine de l’Occident de gagner du terrain dans l’ensemble de la société russe. Il faut savoir que le Kremlin mène depuis 2022 une vaste campagne visant à réprimer la dissension politique, à diffuser à l’échelle du pays la propagande proguerre et anti-Occident et à créer de vastes classes de Russes qui tirent un bénéfice matériel du conflit. Des dizaines de millions de Russes, parmi lesquels des hauts responsables et nombre des plus fortunés du pays, considèrent désormais l’Occident comme un ennemi mortel.

Ces trois dernières années, les responsables américains et européens ont fait preuve d’une détermination remarquable dans la lutte contre l’agression menée par le président russe. Mais ils ont aussi, parfois sans le vouloir, fait le jeu de Poutine en nourrissant le discours selon lequel l’Occident en veut à la Russie et que le conflit entre les deux est existentiel. L’absence d’une approche cohérente à long terme vis-à-vis de la Russie, combinée à des discours susceptibles de faire croire qu’ils poursuivent un dessein plus grand que celui qu’ils ont en réalité, a nui à la stratégie des leaders occidentaux.

En 2024, par exemple, Kaja Kallas – alors Première ministre de l’Estonie et qui aujourd’hui, en tant que vice-présidente de la Commission européenne et haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, est la plus haute diplomate de l’Union européenne – a déclaré que les leaders occidentaux ne devraient pas s’inquiéter que l’engagement de l’Otan en faveur d’une victoire de l’Ukraine puisse entraîner l’effondrement de la Russie. La machine de propagande du Kremlin s’est empressée de faire circuler cette déclaration pour prouver que l’ambition ultime de l’Occident est en réalité de démanteler la Russie.

Méfiance viscérale Le président américain, Donald Trump, avec, à son côté, le président russe, Vladimir Poutine, s’adresse aux journalistes durant une conférence de presse à Helsinki, en Finlande, le 16 juillet 2018. Le président américain, Donald Trump, avec, à son côté, le président russe, Vladimir Poutine, s’adresse aux journalistes durant une conférence de presse à Helsinki, en Finlande, le 16 juillet 2018. PHOTO Doug Mills/The New York Times

Le président américain, Donald Trump, a compromis l’unité de l’Alliance transatlantique dans l’espoir de mettre fin rapidement à la guerre. Mais même si les ouvertures de Trump envers Poutine permettent d’envisager un dégel superficiel des relations entre leurs deux pays, la méfiance viscérale que le président russe nourrit pour l’Occident fait qu’une véritable réconciliation est impossible. Après tout, Poutine ne peut être certain que Trump réussira à convaincre l’Europe de rétablir ses liens avec Moscou, et il sait que la prochaine administration américaine pourrait simplement faire une autre volte-face stratégique. De plus, les entreprises américaines ne se bousculent pas pour retourner en Russie, et Poutine ne risque pas de renoncer à la relation stratégique qu’il entretient avec le dirigeant chinois, Xi Jinping.

Le caractère sordide de la stratégie d’apaisement adoptée par Trump pourrait néanmoins inciter d’autres leaders, en particulier en Europe, à appliquer plus fermement une approche d’endiguement, voire à manifester ouvertement leur hostilité à l’égard de la Russie. Prise isolément, toutefois, cette stratégie serait une erreur. Il est quasiment certain que le régime de Poutine ne s’effondrera pas de l’intérieur. La dissuasion doit donc rester, du moins à court terme, la pierre angulaire de la politique de l’Occident, et surtout de l’Europe.

Il faudra rééquilibrer la politique étrangère de la Russie

Un jour, toutefois, Poutine aura disparu de la scène politique. Les prochains leaders de la Russie viendront sans doute de son cercle rapproché, c’est vrai, mais ils auront davantage de marge de manœuvre pour tracer la trajectoire du pays – et des motifs concrets pour s’en écarter. Sur la scène intérieure, la Russie de Poutine est faible, même si la population se montre relativement docile. La solution la plus évidente pour les futurs dirigeants qui souhaiteront améliorer la posture du pays sera de rééquilibrer sa politique étrangère. L’Europe doit donc se préparer à tirer parti de la période propice qui suivra la sortie de scène de Poutine tout en veillant simultanément à renforcer sa stratégie de dissuasion à l’égard de Moscou.

Les dirigeants européens doivent envisager un nouveau type de relation avec la Russie et cesser de croire que le pays est tenu, s’il veut devenir un partenaire économique et stratégique solide pour l’Occident, de se transformer aussi radicalement que l’Allemagne de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale. Ils doivent aussi définir les modalités d’une coexistence pacifique, comme des stratégies de maîtrise des armements et des formes d’interdépendance économique propres à empêcher la militarisation des deux camps. Enfin, les leaders européens (ainsi que les politiciens américains qui ne partagent pas la sympathie de Trump pour Poutine) doivent commencer à défendre cette vision en dissipant toute ambiguïté dans les communications qui concernent la Russie, y compris, par exemple, les déclarations sur l’accroissement des budgets militaires nationaux.

Tout le monde au Kremlin ne partage pas l’obsession anti-Occident de Poutine. En privé, de nombreux membres de l’élite russe admettent que la guerre en Ukraine est non seulement un crime moral mais aussi une erreur stratégique. Or plus il sera facile pour ces pragmatiques d’imaginer une meilleure relation avec les pays occidentaux, plus ils seront susceptibles de triompher lors des inévitables conflits internes qui suivront la fin de l’ère Poutine. Changer le message que l’Occident adresse à la Russie n’est pas seulement une bonne façon de se préparer à l’avenir, c’est aussi une bonne stratégie pour le présent. Si les leaders occidentaux cessent d’alimenter les discours du Kremlin selon lesquels ils sont déterminés à fomenter une confrontation perpétuelle avec la Russie, cela pourrait avoir pour effet de diminuer l’attrait qu’exercent les populistes d’extrême droite et d’extrême gauche qui affirment que le complexe militaro-industriel est résolu à livrer au pays une guerre sans fin.

Mais si, à l’inverse, les dirigeants occidentaux continuent de laisser entendre qu’il est inutile d’évoquer l’idée d’une forme de coexistence mutuellement bénéfique avec la Russie, ils risquent de faire sentir aux futurs leaders du Kremlin qu’ils n’ont d’autre choix que de perpétuer toutes les positions de Poutine, y compris sa dépendance envers la Chine, et d’ainsi les pousser à emprunter un chemin risqué.

Un rideau de fer numérique

Bien avant le déclenchement de la guerre totale en Ukraine, et en raison notamment de la répression menée par Poutine, la société russe était déjà en proie à l’inertie et à l’impuissance apprise. Ces dernières années, toutefois, le Kremlin a mis en œuvre un vaste projet d’ingénierie sociale visant à ancrer dans la psyché russe un sentiment de méfiance envers l’Occident. En septembre 2022, Moscou a obligé tous les établissements scolaires à organiser des séances hebdomadaires dans lesquelles on relaie la propagande proguerre sous le couvert de leçons de patriotisme.

L’État est devenu plus interventionniste dans les domaines du divertissement et de la culture : il a ainsi contraint à l’exil des musiciens, des artistes et des écrivains à l’esprit indépendant, qualifié des écrivains dissidents d’“extrémistes” et organisé des simulacres de procès d’intellectuels progressistes opposés à la guerre. S’inspirant des pratiques du Parti communiste chinois, le Kremlin s’est employé à créer un rideau de fer numérique en interdisant Instagram et Facebook et en ralentissant l’accès à YouTube, qui, jusqu’alors, était utilisé quotidiennement par près de la moitié des Russes de plus de 12 ans.

Naturellement, un événement inattendu, un “cygne noir” [selon l’expression du philosophe Nassim Nicholas Taleb], pourrait très bien entraîner la destruction de la “forteresse russe”. De fait, l’effondrement soudain du gouvernement de Bachar El-Assad, survenu récemment en Syrie, montre que même les régimes les plus autoritaires sont parfois plus fragiles qu’ils n’en ont l’air. Mais la chute brutale du régime de Poutine reste peu probable. Si l’argent nécessaire pour corrompre les détracteurs potentiels en vient à se tarir, Moscou pourra toujours compenser par une répression plus brutale.

La guerre en Ukraine n’a pas temporairement détourné la politique étrangère russe : elle l’a transformée pour de bon. Moscou poursuit désormais trois objectifs principaux dans ses relations extérieures, à savoir développer des alliances pour appuyer l’effort de guerre, soutenir une économie affaiblie par les sanctions et se venger de l’Occident pour le soutien qu’il apporte à l’Ukraine. Les responsables russes ont investi massivement dans la création de partenariats avec des régimes et des entités qui souhaitent aussi faire payer l’Occident, en particulier la Corée du Nord, l’Iran et ses alliés, comme la milice houthiste au Yémen.

Si la guerre se termine et que les États-Unis lèvent leurs sanctions, le Kremlin pourrait décider de suspendre temporairement certaines de ses activités antiaméricaines parmi les plus bellicistes, y compris la fourniture d’armes aux ennemis de Washington, comme les houthistes. Mais il aura toujours la possibilité de reprendre ces activités une fois que l’équipe de Trump cédera sa place. Le Kremlin s’est aussi employé au fil du temps à maintenir et à resserrer ses liens avec des pays en développement aux quatre coins du monde en leur offrant à prix très bas des produits russes et en accroissant les exportations vers l’Inde et le reste de l’Asie du Sud-Est, ainsi que vers l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Amérique latine.

Avec la Chine, une relation de dépendance Le président russe, Vladimir Poutine, et le président chinois, Xi Jinping, échangent une poignée de main pendant une réunion, à Pékin, le 16 mai 2024. Le président russe, Vladimir Poutine, et le président chinois, Xi Jinping, échangent une poignée de main pendant une réunion, à Pékin, le 16 mai 2024. photo Sergei Guneev/Sputnik/REUTERS

Ce qu’il faut surtout comprendre, c’est que la Russie est désormais résolument tournée vers la Chine. Avant la guerre, les deux pays entretenaient une relation d’interdépendance asymétrique : la Chine avait plus de pouvoir, certes, mais la Russie assurait ses arrières en conservant des liens commerciaux, financiers et technologiques avec l’Europe. Depuis 2022, toutefois, Poutine s’est placé dans une situation de dépendance beaucoup plus importante par rapport à la Chine en échange de son soutien dans la guerre contre l’Ukraine.

De fait, si le Kremlin a réussi à tenir pendant trois ans, c’est grâce à l’afflux de composants d’armes critiques en provenance de la Chine. Et si l’économie russe a réussi à se maintenir à flot, c’est parce que la Chine achète désormais 30 % des exportations de la Russie, contre 14 % en 2021, et que les produits chinois représentent 40 % de ses importations, alors que ce chiffre était de 24 % avant la guerre. Pékin offre également à Moscou la possibilité de réaliser des échanges commerciaux en yuans.

La Russie a fait le pari que cette dépendance lui sera profitable à l’avenir. Parce que Pékin est le principal adversaire de Washington, renforcer le pouvoir de la Chine revient, pour le Kremlin, à investir stratégiquement dans la fin de la primauté américaine dans le monde. C’est ce qui explique que la Russie fournit désormais à la Chine des modèles d’armes qu’elle était réticente à partager avec elle avant 2022.

Elle a par ailleurs encouragé ses laboratoires et ses universités à contribuer à l’écosystème d’innovation chinois et mis en œuvre à cette fin des projets conjoints dans les domaines des sciences naturelles, des mathématiques appliquées, des technologies de l’information et de l’espace. Le nombre de Russes qui travaillent pour des entreprises chinoises a explosé. De plus, Moscou fournit désormais à bas prix à Pékin des matières premières comme le pétrole et le gaz via des itinéraires terrestres, garantissant de ce fait son accès aux ressources en cas de blocus maritime, et lui vend de l’uranium pour son programme d’armement nucléaire.

Renforcer les mesures de dissuasion Des élèves militaires russes devant un tank M1 Abrams capturé en Ukraine, au parc de la Victoire, à Moscou, le 6 mai 2024. Des élèves militaires russes devant un tank M1 Abrams capturé en Ukraine, au parc de la Victoire, à Moscou, le 6 mai 2024. PHOTO Nanna Heitmann/The New York Times

Pendant la campagne électorale de 2024, Trump a promis de “désunir” la Chine et la Russie. Maintenant qu’il est élu, il semble en quelque sorte s’employer à honorer cette promesse en se rapprochant du président russe. Mais ses efforts, quels qu’ils soient, ne suffiront pas : la Russie de Poutine sera toujours une menace pour l’Europe et les États-Unis. L’Europe doit persévérer dans l’application de sa stratégie de dissuasion vis-à-vis du régime russe, et elle doit se préparer à le faire avec un appui bien moindre de la part de Washington. Les leaders européens devraient continuer d’y voir une entreprise transatlantique qui, idéalement, serait menée à bien sous l’égide de l’Otan, ou, si l’équipe de Trump ne souhaite pas y participer, en collaboration avec une équipe d’alliés américains d’expérience formée notamment de spécialistes de la politique étrangère, de responsables militaires et de leaders de l’industrie américaine de la défense.

La priorité est d’accroître la production de défense. Or ce n’est pas si simple, contrairement à ce que les analystes prétendent parfois. Si les décideurs choisissent de renforcer la sécurité de l’Europe sans chercher simultanément à stimuler la croissance économique anémique du continent, ils ne feront qu’enhardir les populistes qui se positionnent contre l’accroissement des dépenses militaires et plaident en faveur d’une politique d’apaisement envers Poutine.

L’Europe et les États-Unis doivent aussi s’opposer à la “guerre de l’ombre” que mène la Russie. Moscou a développé toutes sortes de moyens pour saper la sécurité et les institutions politiques des démocraties, y compris des actes de sabotage, des assassinats ciblés, la désinformation en ligne et l’ingérence électorale. Le Kremlin est fier de ces inventions, et on peut supposer que l’usage qu’il en fait persistera même après l’instauration d’un cessez-le-feu en Ukraine.

En plus de renforcer des mesures de dissuasion, toutefois, les leaders occidentaux, en particulier les dirigeants européens, doivent commencer à envisager une approche différente à l’égard de la Russie. On peut supposer que le pays dont hériteront les successeurs de Poutine sera profondément déséquilibré en raison des investissements disproportionnés réalisés dans le secteur militaire ces dernières années, du déclin de l’accès aux technologies de pointe, de la dépendance excessive du pays envers la Chine et de l’exacerbation de tendances démographiques déjà défavorables liée à la guerre en Ukraine. Or vu les investissements massifs qu’ont faits dans le conflit les élites militaires et les responsables du renseignement et de l’application des lois (et les profits qu’ils en ont tirés), les successeurs de Poutine risquent, dans un premier temps, d’être peu enclins à rompre définitivement avec le passé. Même les Russes les plus pragmatiques ne voudront pas d’une relation antagoniste avec la Chine.

Au sein de l’élite, toutefois, une faction pragmatique relativement importante comprend que la guerre en Ukraine est une catastrophe, et elle pourrait bien vouloir se distancer progressivement des aspects les plus nocifs de l’héritage de Poutine si elle peut compter sur des ouvertures du côté de l’Occident.

Préparer l’avenir Le drapeau tricolore flotte sur Moscou le 18 mars 2024. Le drapeau tricolore flotte sur Moscou le 18 mars 2024. PHOTO AFP

Changer le message véhiculé par l’Occident à la Russie – et faire en sorte que ce nouveau message soit cohérent – ne sera pas une tâche facile, et pas seulement parce que Trump a fait voler en éclat l’unité de l’Alliance transatlantique. Après tout, les gouvernements des pays d’Europe n’ont pas tous la même opinion de la Russie. Mais les décideurs européens et les responsables politiques américains qui ne veulent pas suivre l’approche privilégiée par Trump peuvent commencer par imaginer concrètement les contours d’une relation de sécurité plus stable.

Au rythme où vont les choses, l’Otan et la Russie disposeront bientôt de tout un arsenal d’armes conventionnelles, y compris des chars et des drones, et d’armes stratégiques, comme les missiles nucléaires supersoniques. Il y a évidemment des parallèles à faire avec la guerre froide : les risques encourus sont semblables et les solutions pour y faire face sont les mêmes, à savoir l’adoption de mesures de contrôle des armements assorties de solides mécanismes de vérification et la mise en place de canaux de communication permettant de gérer les problèmes.

L’interdépendance économique a déjà été une source de prospérité tant pour la Russie que pour l’Occident. Quand Poutine quittera la scène, l’Europe se sera probablement affranchie une fois pour toutes de sa dépendance envers les produits russes. Si c’est le cas, elle pourra recommencer à importer certaines matières premières russes sans craindre pour son indépendance et ainsi diversifier encore davantage ses chaînes d’approvisionnement. Le rétablissement des liens commerciaux sera aussi bénéfique pour la Russie, car il lui permettra de réduire sa dépendance envers le marché chinois.

L’effondrement de la Russie est un trop grand risque à courir

Pour qu’un véritable rapprochement entre la Russie et l’Occident puisse se produire, toutefois, il faudra régler la question de la guerre criminelle que Poutine a lancée contre l’Ukraine. Même si Moscou et l’Otan entament des pourparlers sur la maîtrise des armements, notamment des missiles, il ne sera pas possible de trouver un nouvel équilibre tant et aussi longtemps que Kiev, menacé, continuera d’en fabriquer. Toute entreprise future visant le rétablissement complet des liens économiques avec la Russie devra permettre de générer des fonds pour financer la reconstruction de l’Ukraine, voire pour offrir une forme quelconque de réparation.

Il est naturellement peu probable que Moscou accepte que le terme figure dans un document officiel. On peut cependant envisager, par exemple, qu’une taxe spéciale imposée sur les produits russes vendus à l’Europe permette de générer des fonds pour l’Ukraine pendant un nombre prédéterminé d’années. Des acteurs internationaux pourraient, sinon, établir un fonds pour la reconstruction de l’Ukraine dans lequel la Russie verserait un certain pourcentage de son PIB pendant une période donnée. Ainsi, plus l’économie russe croîtrait rapidement, plus l’Ukraine recevrait d’argent, ce qui inciterait l’UE à acheter des produits russes et à investir dans le pays.

De nombreux pays européens souhaiteront voir l’Ukraine participer à l’élaboration des stratégies qui seront adoptées à l’avenir vis-à-vis de la Russie de l’après-Poutine. À Kiev, nombreux sont ceux qui croient que l’issue la plus souhaitable est celle où la Russie sort de la guerre durablement affaiblie, voire détruite. Or un tel résultat ne servirait guère les intérêts de l’Europe : les risques que suppose l’effondrement de cet énorme voisin, dont le territoire abrite tout un arsenal d’armes de destruction massive, sont beaucoup trop grands.

L’adhésion de l’Ukraine à l’Otan est impensable pour Poutine à l’heure actuelle, et il se peut que ses successeurs y soient tout aussi hostiles. Mais des leaders russes plus pragmatiques pourraient en arriver à comprendre qu’une Ukraine membre de l’Otan représente une menace moindre pour la Russie qu’une Ukraine animée d’un désir de vengeance et qui n’a aucune obligation de se soumettre aux règles et aux valeurs de l’Alliance.

Construire une nouvelle relation pragmatique À un arrêt de bus, à Moscou, le 16 mars 2024. Une affiche honore les soldats russes par ces mots : “Valeur et courage”. À un arrêt de bus, à Moscou, le 16 mars 2024. Une affiche honore les soldats russes par ces mots : “Valeur et courage”. Photo Nanna Heitmann/The New York Times

Pour présenter cette nouvelle vision aux Russes, les pays occidentaux doivent de toute urgence rétablir les canaux de communication qu’ils ont négligé d’entretenir pendant la guerre. Ils doivent faire comprendre à la population et aux élites russes que le Kremlin souhaite isoler la Russie de l’Occident, et non l’inverse. Ainsi, les artistes, les scientifiques, les intellectuels et les athlètes qui n’ont pas véhiculé la propagande de guerre russe ne devraient pas être ostracisés simplement en raison de leur nationalité. Il faut par ailleurs que l’Europe ajuste sa politique en matière de visas, car, à l’heure actuelle, il est pratiquement impossible pour les Russes de voyager sur le continent.

Dans les messages qu’ils adressent au public, les dirigeants et les hauts fonctionnaires occidentaux doivent insister sur le fait qu’ils n’ont rien contre la population russe et que ce sont les choix stratégiques désastreux de Poutine qu’ils désapprouvent, et mettre l’accent sur l’incidence négative de ces choix sur la prospérité et la sécurité des Russes eux-mêmes. Les hauts responsables occidentaux doivent par ailleurs resserrer les relations qu’ils entretiennent avec les bureaucrates du Kremlin et les élites chargées de la politique étrangère, car ils deviendront un élément clé de l’appareil d’État russe après le départ du président actuel.

Alexandre Gabouev

Spécialiste de la politique étrangère russe et sinologue réputé, Alexandre Gabouev, 40 ans, est directeur du Centre Carnegie Russie Eurasie, think tank établi à Berlin. En 2023, l’État russe l’a désigné “agent de l’étranger”, un statut attribué arbitrairement et destiné à marginaliser la personne ou l’organisation visée.

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La Russie de l’après-Poutine peut sembler appartenir à un avenir lointain et abstrait, en particulier après l’échec des efforts visant à le chasser du pouvoir, et notamment la mutinerie organisée en 2023 par le chef mercenaire Evgueni Prigojine. Il peut même apparaître controversé de réfléchir à des moyens de rétablir les liens avec Moscou. La cohésion que l’Occident avait su créer autour de la question ukrainienne avant la réélection de Trump était une belle réussite. Aujourd’hui, avec un président pro-Poutine à la Maison-Blanche, l’unité européenne semble encore plus précieuse. Mais de nombreux pays européens, en particulier ceux du flanc est de l’Otan, ne veulent rien savoir d’une normalisation des relations avec le Kremlin, même après le départ de Poutine.

Ils devront pourtant s’y résoudre. Les leaders occidentaux ont l’obligation de répondre aux préoccupations de leurs propres citoyens, qui, pour la plupart, ne veulent pas d’une coûteuse confrontation sans fin avec la Russie. Car imaginer une nouvelle relation pragmatique avec Moscou, loin d’être un simple exercice intellectuel, peut servir d’outil pour exhorter la Russie à amorcer une transition. On sait que Poutine ne sera jamais réceptif aux signaux d’ouverture que lui envoie l’Occident, mais ces signaux pourraient néanmoins suffire à affaiblir son régime après son départ. Le président russe n’a pas formé de successeur parce qu’il craint l’érosion de son pouvoir. S’il finit par en désigner un, on peut supposer qu’il sera bien plus faible que lui, ce qui permettra aux forces politiques rivales de s’engager dans une guerre d’influence.

Même en l’absence d’une lutte acharnée pour sa succession, la transition post-Poutine pourrait ressembler à la période qui a suivi la mort de Staline dans les années 1950. L’émergence d’un leadership collectif de facto avait alors permis d’opérer un virage vers la libéralisation et le pragmatisme.

L’Europe n’était pas préparée à la récente élection de Donald Trump à la tête des États-Unis. Elle risque aussi d’être prise de court par un changement subit de garde au Kremlin, à moins que l’Occident ne s’emploie plus activement à imaginer ce à quoi pourrait ressembler sa relation avec la Russie de l’après-Poutine. Une guerre sans fin qui passe du froid au chaud et inversement n’est pas inévitable. Mais si les leaders occidentaux tardent à s’entendre sur la possibilité d’adopter une vision différente, ils risquent de servir le jeu de Poutine en faisant de la confrontation avec l’Occident un héritage permanent.