Créer une molécule en miroir, c’est comme fabriquer une version « gauchère » d’un objet « droitier ». En chimie, cela s’appelle la chiralité : certaines molécules existent sous deux formes symétriques, dites « main droite » ou « main gauche ». C’est Louis Pasteur qui, en 1848, en a posé les bases.
La chimie inversée qui inquiète
Dans la nature, la vie fonctionne avec un certain ordre : les protéines sont faites d’acides aminés gauchers, l’ADN contient des sucres droitiers. Renverser cet ordre, c’est comme changer toutes les serrures d’un monde basé sur des clés précises. D’où l’attrait scientifique : des molécules inversées seraient invisibles pour notre système immunitaire et plus résistantes à la dégradation. Des chercheurs imaginent déjà des versions « miroir » de médicaments, comme l’insuline, qui seraient plus stables et nécessiteraient moins d’injections.
Mais ce qui intrigue aujourd’hui va bien plus loin : et si l’on créait une bactérie entière en miroir ? Un être vivant artificiel, dont tous les composants seraient symétriques par rapport à ceux de la vie naturelle. C’est là que la fascination fait craindre le pire dans le monde scientifique.
L’idée est encore théorique, mais suffisamment crédible pour que le gouvernement britannique ait réuni une douzaine d’experts en janvier dernier, dont la professeure Dame Angela McLean, conseillère scientifique en chef. Les conclusions, rendues publiques en juin, sont claires : une telle créature pourrait devenir « une menace pour la vie telle que nous la connaissons », rapporte le Times.
En effet, un microbe miroir échapperait aux défenses biologiques connues. Aucun anticorps ne pourrait le reconnaître, aucun prédateur ne saurait le digérer. Pire : certaines molécules de notre environnement, comme le glycérol, sont sans chiralité, et pourraient nourrir ces organismes, leur permettant de proliférer sans limites. En quelque sorte, ce serait l’espèce invasive ultime…
Les pires scénarios évoquent des bactéries capables de se maintenir en vie par photosynthèse, accaparant l’oxygène, les nutriments et les ressources, comme un cancer à l’échelle planétaire. Elles pourraient détruire la biodiversité, déstabiliser les écosystèmes et contaminer les chaînes alimentaires.
Face à ces risques, un groupe de 38 chercheurs — dont deux prix Nobel — a appelé à un moratoire immédiat sur la création d’organismes miroir. Une conférence s’est tenue à Paris en juin, une autre est prévue à Manchester en septembre. L’objectif : obtenir un accord international pour interdire définitivement cette voie de recherche.
Une distinction est toutefois faite entre les molécules inversées, utiles en médecine ou en agriculture, et la fabrication de micro-organismes auto-réplicants. « Ce que nous ne voulons pas, c’est assembler ces briques pour créer une bactérie vivante », a résumé Patrick Cai, spécialiste en génomique synthétique.
Pour Filippa Lentzos, experte en biosécurité à Londres, le parallèle est évident : les craintes actuelles rappellent carrément les dilemmes des années 1930 autour de la bombe atomique. Le potentiel est immense, mais les conséquences d’un accident seraient irréversibles.
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