Cet essai de vingt pages synthétise et relie un ensemble particulier de décisions et d’actions récentes et relativement récentes qui, à mon avis, seront considérées dans les années à venir comme le point crucial des événements qui ont marqué la fin de l’hégémonie occidentale.
« Si l’Amérique part à l’étranger en quête de monstres à détruire, elle pourrait devenir la dictatrice du monde, mais elle perdra son âme. » – paraphrase de John Quincy Adams tirée de « L’Amérique : dictatrice du monde », 21 juillet 1821.
Ce que cet essai vise à clarifier
Au cours des 25 dernières années, un changement politique décisif s’est opéré aux États-Unis, transformant le mode de fonctionnement des politiciens, de l’armée et des médias USA. Durant cette période, les USA ont adopté, à l’extérieur, un programme de guerre perpétuelle et d’expansion à grande vitesse de l’OTAN vers l’Est, accompagné, sur le plan intérieur, d’une déréglementation financière et de la promotion d’une peur constante d’une menace extérieure « maléfique » d’une nature ou d’une autre.(1)
Ce changement a fini par semer la confusion chez une grande partie de la population USA, qui, encore prise dans la bataille désormais désuète entre les Rouges et les Bleus, n’a pas encore réalisé que les programmes de politique étrangère et, dans une certaine mesure, de politique intérieure des deux principaux partis politiques ont fusionné. (2)
Points clés :
- La récente fusion des agendas de politique étrangère de la « gauche » et de la « droite » au sein de la sphère politique USA n’est pas le fruit du hasard. Au contraire, ce changement a été initié et perpétué par un groupe d’hommes (et par quelques femmes) qui ont passé plus d’un demi-siècle à placer leurs idées au premier plan de l’esprit politique USA. Ces personnes sont connues sous le nom de néoconservateurs et/ou néocons.
- Le néoconservatisme est une vision du monde ancrée dans l’exceptionnalisme USA-israélien et la croyance en l’utilisation de la force militaire comme moyen de promouvoir les objectifs de l’État et de se protéger contre ses ennemis. [NdE : l’exceptionnalisme signifie : 1) Ils se voient comme « spéciaux », avec un destin et des défis hors du commun et se croient tout permis, (ex. : les USA se voient comme « le pays de la liberté », Israël comme l’État juif en terre biblique) ; 2) Leur alliance est forte : intérêts stratégiques communs, soutien privilégié des USA (argent, armes, soutien politique).]
- Depuis que la politique étrangère néoconservatrice est devenue le modus operandi des États-Unis au début des années 2000, les États-Unis n’ont cessé de perdre le respect et la confiance d’une majorité de nations du monde, qui perçoivent désormais les USA comme une menace hypocrite, ultraviolente et néo-impérialiste.
- Cette désillusion croissante à l’égard des États-Unis a donné naissance à une nouvelle alliance économique mondiale, regroupant des nations du monde entier qui ne souhaitent plus être brimées financièrement et militairement par les États-Unis.
- L’adoption par leurs dirigeants politiques et militaires de la philosophie néo-conservatrice en matière de politique étrangère a mis en péril l’intégrité et l’autorité des États-Unis en tant que puissance mondiale. Cela a entraîné la situation au point que les dommages qu’ils ont causés à eux-mêmes et à leurs relations avec les autres nations ne peuvent être réparés de manière à préserver leur hégémonie.
Ce que j’espère que cet article apportera à ceux et celles qui le liront
Tout d’abord, je tiens à m’excuser pour la longueur de cet essai. Je l’ai rédigé aussi concis que possible, sans rien omettre de ce qui me semblait essentiel à son but. J’espère que cet article contribuera à dissiper au moins une partie de la confusion dans l’esprit des lecteurs qui n’ont pas encore réussi à cerner l’origine de la frustration et de l’étrangeté collectives que nous ressentons tous depuis une dizaine d’années. J’ai souvent entendu des gens qualifier la situation de « folle » et de « déroutante », notamment dans le domaine politique. J’espère que cet article clarifiera ce que je considère comme la cause principale de cette perplexité.
« De chaque chose particulière, demandez-vous : “Qu’est-ce qu’elle est en elle-même, dans sa propre construction ?” » – Marc Aurèle, « Les Pensées », 175 apr. J.-C.
Les éléments essentiels du néoconservatisme
1- Le néoconservatisme s’enracine dans une interprétation manichéenne du monde où le bien et le mal s’affrontent sans cesse. Dans cette lutte, les États-Unis, source indiscutable du bien, doivent étendre leur puissance et leur influence à toutes les régions du monde.
2- Les néoconservateurs considèrent que les États-Unis et Israël sont tous deux moralement exceptionnels. Ils estiment donc que les États-Unis ont l’obligation morale de défendre la sécurité d’Israël.(3)
3- Les néoconservateurs estiment que la force est le seul langage que comprennent les adversaires du bien. Par conséquent, les États-Unis doivent recourir à la force pour asseoir leur influence et repousser le mal, ici comme partout ailleurs dans le monde.
4- Les néoconservateurs postulent que la démocratie est généralement souhaitable. Cependant, son attrait dans des cas particuliers dépend de la faction qui sort victorieuse du processus électoral.(4),(4a)
Un bref aperçu des débuts du néoconservatisme
À la fin des années 1930 et au début des années 1940, à New York, un groupe d’intellectuels trotskistes, majoritairement juifs, décida de rompre avec le socialisme et d’adopter une combinaison d’exceptionnalisme USA, de capitalisme déréglementé et de militarisme d’inspiration sioniste.(5) L’une des figures marquantes de ce groupe de penseurs était Irving Kristol, qui deviendra plus tard le « père du néoconservatisme » et qui, selon le Daily Telegraph, fut « peut-être l’intellectuel le plus influent de la fin du XXe siècle ».
C’est cependant à la fin des années 1960 et dans les années 1970 que le mouvement néoconservateur a commencé à gagner du terrain politique. Au début et au milieu des années 1970, Israël s’est retrouvé dans une position précaire lors des premières phases de la guerre de 1973. Parallèlement, la puissance mondiale des États-Unis semblait en recul après la chute de leurs alliés au Vietnam et ailleurs en Indochine. Tout cela a créé un contexte propice à l’essor du néoconservatisme aux États-Unis.
Une vision du monde façonnée par le traumatisme
Le mouvement néoconservateur du XXe siècle était en grande partie juif, mais pas exclusivement. Des non-juifs comme Jean Kirkpatrick, Bill Bennett et James Woolsey, pour n’en citer que quelques-uns, y ont joué un rôle déterminant au fil du temps. Jusqu’à une époque récente, les organisations néoconservatrices et leurs ramifications étaient également composées presque exclusivement de républicains. En fait, une source majeure de frustration au sein du mouvement était le fait que la plupart des Juifs USA n’étaient ni néoconservateurs, ni républicains.(6)
Le néoconservatisme est une vision du monde qui a été façonnée en grande partie par des événements historiques traumatisants, notamment l’Holocauste nazi. Il est également apparu en réaction à l’isolationnisme libéral USA, qui a retardé l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Les néoconservateurs affirment que « les libéraux sans attaches, la faiblesse militaire, l’apaisement conciliant et presque toutes les formes de diplomatie » sont autant de manières de laisser la porte entrouverte pour que le prochain Hitler puisse entrer(7)(7a).
L’introduction de la « menace d’inflation »
Selon les néoconservateurs, le remède à tout ce qui précède est le suivant :
1) Le développement d’une puissance militaire USA écrasante
2) L’engagement et/ou l’intervention constante des États-Unis dans les affaires des pays en dehors de leurs frontières
3) Le maintien d’un état perpétuel d’« inflation des menaces » afin de contrer la tendance à l’isolationnisme aux États-Unis.
L’utilisation par les néoconservateurs de l’inflation des menaces comme principal moyen d’influencer le public a été pleinement mise en évidence au cours des deux premières décennies et demie du XXIe siècle. Qu’il s’agisse de la résurgence, entièrement fabriquée, d’une « menace russe » datant de l’époque de la guerre froide ou du déclenchement et de l’accélération de multiples guerres au Moyen-Orient et en Europe de l’Est, les néoconservateurs ont eu recours à de « nobles mensonges » pour perpétuer la peur grandissante d’un « autre » maléfique qui, méprisant la liberté USA et lui en voulant, viendrait bientôt terroriser et/ou détruire les États-Unis.(8) Il serait donc nécessaire de terroriser et/ou de détruire cet « autre » en premier lieu, afin de maintenir la sécurité et l’hégémonie des États-Unis.(9)
Les inconnus inconnus et les aventures surréalistes de l’équipe B
L’ampleur farfelue de l’inflation des menaces néocons au début des années 2000 a été illustrée par les déclarations surréalistes de Donald Rumsfeld selon lesquelles, pour contrecarrer complètement tous les « autres » maléfiques potentiels, il serait nécessaire de poursuivre les « inconnus inconnus » ainsi que les « connus connus » et les « inconnus connus» pourvoyeurs de terreur anti-USA(10).
C’est le même état d’esprit et la même procédure que Rumsfeld et ses collègues néoconservateurs Paul Wolfowitz et Richard Pipes ont employés dans leurs tristement célèbres enquêtes de l’« équipe B » en 1975-76. L’équipe B a produit une série de rapports insistant sur toutes sortes de manigances soviétiques, y compris la constitution secrète d’une énorme flotte de sous-marins nucléaires russes et un plan d’invasion des États-Unis, entre autres accusations.
Lors de l’enquête, toutes les affirmations de l’équipe B se sont révélées totalement fausses; la plus curieuse d’entre elles étant que l’absence de preuve de méfaits soviétiques était en soi une preuve de méfaits soviétiques, si l’on prenait en considération les tendances mentales/comportementales des Soviétiques. Non seulement je ne plaisante pas, mais je cite presque mot pour mot le témoignage de Richard Pipes. Regardez la vidéo si vous ne me croyez pas(11).
Le néoconservatisme devient le statu quo pendant les années Bush Jr.
Bien que l’infiltration des néoconservateurs dans les hautes sphères du gouvernement USA, sous la forme de personnes telles que Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz et Dick Cheney, ait commencé dans les années 1970 et se soit intensifiée dans les années 1980 sous l’ère Reagan, c’est dans les années 2000, à la suite du 11 septembre, que la vision néoconservatrice du monde est devenue la doctrine USA en matière de politique étrangère. Ce changement idéologique radical, qui avait déjà été esquissé dans la tristement célèbre « doctrine Wolfowitz » de 1992, s’est d’abord produit parmi les républicains pendant les années Bush Jr. puis, au milieu des années 2010, également parmi les politiciens et les experts bien connus au sein du parti démocrate (12).
La prolifération médiatique « de droite » et « de gauche » du néoconservatisme
Parmi les diffuseurs les plus notables de la doctrine néoconservatrice dans les grands médias, on peut citer le magnat des médias et propriétaire de FOX News Channel Rupert Murdoch, l’animateur radio Michael Medved, l’éditorialiste interventionniste Robert Kagan et la journaliste Anne Applebaum, pour n’en citer que quelques-uns(13).
Plus répandus et sans doute plus influents parmi les centristes politiques et les électeurs du centre-gauche, nous trouvons les grands médias « libéraux ». Les publications et émissions de ce type comprennent le NY Times, MSNBC, CNN, le Washington Post, Bloomberg News, TIME Magazine, The New Yorker, The Boston Globe, etc.()
Ces organes d’information « libéraux », qui sont tous de grandes sociétés appartenant à des conglomérats d’entreprises, ne promeuvent généralement pas ouvertement la doctrine néoconservatrice. Cela dit, au cours des 15 à 20 dernières années, la quasi-totalité des reportages des grands médias « libéraux » USA, en particulier dans le domaine des affaires étrangères, et plus précisément en ce qui concerne les événements liés à la guerre, ont été présentés sous une forme qui adhère à un ensemble délimité de lignes directrices néoconservatrices.
Les limites préétablies du débat et le modèle des nouveaux médias
Ces paramètres préétablis, généralement négligés mais omniprésents, définissent les limites de la discussion politique « acceptable » aux États-Unis, agissant comme un filtre caché qui empêche toute critique sérieuse de passer. Cette limitation du spectre des formes de discours admissibles est la principale caractéristique qui explique l’efficacité indéniable du système de propagande USA(14).
Il est également important de considérer le nouveau modèle médiatique qui a évolué au cours des 10 à 15 dernières années. Avec l’avènement de l’information par câble et l’explosion des médias numériques, le modèle traditionnel des médias, qui visait à attirer un large éventail de téléspectateurs ayant des intérêts et des points de vue différents, a été remplacé par un modèle basé sur l’abonnement qui vise à développer et à accroître une audience ayant un intérêt et un point de vue particuliers.
Ce nouveau facteur, combiné aux limitations susmentionnées des paramètres du discours, a généré une atmosphère politique tribaliste dans laquelle les positions prises par les gens sur des questions tendent à s’inscrire automatiquement dans une gamme de positions préétablies qui ont été ratifiées par le groupe avec lequel ils ont choisi de s’allier et/ou auquel ils ont adhéré.
Ce changement a créé un public de plus en plus polarisé dans lequel les membres de l’équipe « gauche » et de l’équipe « droite » s’affrontent en adoptant des positions apparemment opposées sur certaines questions. Ce qui passe inaperçu, c’est que ces affrontements se déroulent dans un cadre pré-assimilé et mutuellement partagé qui limite la possibilité de reconnaître que, d’un point de vue plus large, les factions opposées partagent en réalité une série de préoccupations fondamentales qui, en fin de compte, supplantent les différences superficielles sur lesquelles elles ont pris l’habitude de se concentrer.
Leo Strauss et la nécessité des « nobles mensonges »
La mise en œuvre complète d’une grande partie du programme des néoconservateurs dans les années 2000, 2010 et 2020 a été rendue possible par une série de « nobles mensonges » qui ont convaincu le public étasunien d’accepter (pour un moment) des politiques et des guerres qui vont souvent à l’encontre de leurs intérêts et de leur bon sens.
L’un des principes fondamentaux du néoconservatisme est l’adaptation de l’affirmation de Platon selon laquelle il est nécessaire d’utiliser de « nobles mensonges » pour faire basculer l’opinion publique afin qu’elle coïncide avec les opinions d’une classe d’élite plus éduquée. C’est une idée que Leo Strauss, dont la pensée constitue une partie cruciale de la doctrine néoconservatrice, a mise en avant dans les années 1920(15). Ainsi, les néoconservateurs ont très peu d’intérêt pour la démocratie lorsqu’il s’agit de faire ce qu’ils pensent être le mieux pour les USA et le reste du monde.
La destruction et la mort causées par les « nobles mensonges » des néoconservateurs
De leurs invasions illégales massivement destructrices de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Libye et de la Syrie, à leur « guerre contre le terrorisme » totalement contre-productive(16), en passant par leur expansion rapide de l’OTAN vers l’Est jusqu’à la frontière russe de 2002 à 2024(17), leurs allégations démenties d’ingérence russe dans l’élection présidentielle étasunienne de 2016(18), les dommages considérables causés à l’économie européenne par la destruction du gazoduc Nordstream en septembre 2022(19), la duplicité et l’immoralité qui ont caractérisé leur campagne de financement et d’armement du génocide israélien actuel à Gaza, les néoconservateurs ont pris l’habitude, au XXIe siècle, de mentir à l’opinion publique étasunienne et à leurs alliés(20), sans parler des innombrables mensonges qu’ils ont proférés à leurs ennemis déclarés.
Le problème qu’il y a quand on croit ses propres idioties
Le double problème d’une idéologie comme le néoconservatisme, qui utilise les « nobles mensonges » comme fondement de sa doctrine, est qu’avec le temps, non seulement le grand public, mais aussi les créateurs et les fournisseurs de ces mensonges finissent par en croire beaucoup.
Un exemple récent de ce phénomène est la conception biaisée que les étasuniens se faisaient de la Russie et de Vladimir Poutine au début de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022. Je fais ici référence à des mythes tels que « la Russie est une station-service se faisant passer pour un pays », « l’armée russe est désorganisée et inefficace », « Poutine est un impérialiste maniaque fou dont le plan est de conquérir l’Europe », etc. (15a)
Ces histoires, totalement fausses, ont été crues par de nombreux hauts responsables du gouvernement et de l’armée USA. Ces déformations et sous-estimations des capacités industrielles et militaires de la Russie ont fini par ridiculiser la tentative des États-Unis et de l’OTAN de bouleverser l’économie et l’armée russes (par l’intermédiaire de l’Ukraine). Après plus de deux ans et demi de combats et 14 séries de sanctions économiques, l’économie russe s’est nettement améliorée, tandis que l’Ukraine a perdu (et ne regagnera pas) un territoire considérable ainsi que des centaines de milliers de soldats.(15b)
La suppression de près de 100 ans de protections gouvernementales
Du début des années 1980 aux années 2020, les États-Unis ont connu une vague de déréglementation gouvernementale. Quatre mesures parmi les plus marquantes et les plus porteuses de changement ont été :
- La loi sur les télécommunications de 1996, qui a levé les restrictions sur la propriété des médias. Cette loi a inauguré l’ère actuelle des monopoles des magnats des médias.
- La mise en œuvre de l’ALENA en 1994. L’ALENA a marqué le début d’une ère de fuite industrielle massive hors des États-Unis, les entreprises pouvant désormais délocaliser leurs sites de production et leur main-d’œuvre hors des frontières des USA, où la main-d’œuvre était nettement moins chère.
- L’abrogation de la loi Glass-Steagall en 1999 a supprimé le pare-feu entre les banques commerciales et d’investissement; cette loi était en vigueur depuis 1933. L’abrogation de la loi Glass-Steagall a sans doute été le principal facteur de la crise financière de 2008, qui a engendré un écart de richesse sans précédent et toujours croissant entre une petite minorité extrêmement riche et le reste de la population USA.
- Le Citizens United Act de 2010 a supprimé les limites imposées aux contributions au financement des campagnes électorales, à tel point que des particuliers et des organisations versent désormais des centaines de millions de dollars aux candidats des deux principaux partis politiques.
Cette suppression des restrictions sur le pouvoir et l’influence que quelques riches peuvent légalement exercer a ouvert la voie à une transition majeure au XXIe siècle.
D’une république industrielle à une oligarchie financière et guerrière
En grande partie à cause de la suppression des réglementations et protections susmentionnées, les États-Unis sont devenus une véritable oligarchie dans laquelle les principaux médias, le processus électoral et, par conséquent, le processus d’élaboration des politiques gouvernementales sont désormais contrôlés par un groupe de multimilliardaires extrêmement puissants, souvent appelé la classe des donateurs. Dans de nombreux cas, ces donateurs ultra-riches, qui opèrent généralement au sein de conglomérats d’entreprises, financent des candidats des deux principaux partis politiques, garantissant ainsi que, quel que soit le vainqueur des élections, ces donateurs ultra-riches et leurs organisations alliées finissent par obtenir ce qu’ils veulent. L’AIPAC en est un exemple flagrant.(22)
À cela s’ajoute la désindustrialisation continue de l’économie USA, due à la fuite de l’industrie, qui s’est accélérée dans les années 1990 après la signature de l’ALENA. Autrement dit, la majeure partie des biens autrefois créés aux États-Unis par la main-d’œuvre USA est désormais produite hors des frontières étasuniennes.
L’exception la plus notable est l’industrie USA de fabrication d’armes. Des entreprises de fabrication d’armes telles que Lockheed Martin, Raytheon et Northrop Grumman ont toutes enregistré des profits sans précédent au XXIe siècle, dans un contexte de baisse massive de la production et des profits industriels.(23)
La fertilisation du sol militariste
Il serait erroné d’imputer la désindustrialisation et la stagnation des salaires aux États-Unis uniquement à la montée du néoconservatisme. De nombreux facteurs ont sans aucun doute contribué à cette situation, notamment l’arrivée de technologies informatiques toujours plus performantes et l’augmentation considérable du nombre de femmes et de minorités sur le marché du travail USA au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Cela a créé un excédent de main-d’œuvre qui a mis fin à la nécessité pour les employeurs de continuer à augmenter les salaires de leurs employés de manière appropriée à la fin des années 1970.
Ce qui est certain, en revanche, c’est que la déstabilisation engendrée par ces changements a contribué à fertiliser le sol où la désillusion vis-à-vis du libéralisme du milieu du XXe siècle a cédé la place à l’adoption de certaines des formes plus radicales et militarisées de néolibéralisme économique défendues par le mouvement néoconservateur à la fin du XXe et au début du XXIe siècle.(24)
La néoconisation du Parti démocrate
Après la prise de contrôle de la Maison Blanche par les néoconservateurs sous l’ère Bush Jr., la crise financière de 2008, puis la mise en œuvre du Citizens United Act en 2010, la rapide accumulation du pouvoir et des richesses entre les mains de la classe des donateurs a rendu quasiment impossible pour les politiciens soutenus par les donateurs de remettre en cause les politiques néoconservatrices. À tel point que, dans les années 2010, les politiques néoconservatrices, notamment en matière de politique étrangère, étaient également devenues un statu quo au sein de l’administration Obama.(25)
Au milieu des années 2010, des géants néoconservateurs tels que William Kristol et Victoria Nuland ont migré du Parti républicain vers le Parti démocrate. Bien que cette migration soit en grande partie due au soutien du Parti républicain à Donald Trump, ces chouchous néoconservateurs ont également intelligemment compris que les faucons dépendants des donateurs, comme les futurs candidats à la présidentielle Hillary Clinton et Joe Biden, ne feraient rien pour remettre en cause les objectifs de politique étrangère des néoconservateurs. À toutes fins utiles, Clinton, Biden et une partie importante du reste de l’establishment du Parti démocrate étaient déjà adeptes du néoconservatisme au début ou au milieu des années 2010.(26)
Concernant le programme intérieur du Parti démocrate, les néoconservateurs, contrairement aux conservateurs traditionnels, ne se soucieraient pas particulièrement de contrer le New Deal. En réalité, l’opposition ouverte au New Deal n’a jamais été un aspect majeur du programme néoconservateur.
Aujourd’hui, dans les années 2020, la néoconisation de la position du Parti démocrate en matière de politique étrangère est si complète que même des démocrates progressistes comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, ont voté (presque) à l’unisson avec les républicains et leurs collègues démocrates sur des questions telles que l’augmentation du budget de la défense, déjà exorbitant (825 milliards de dollars), et le feu vert à l’envoi de centaines de milliards de dollars d’armes et d’aide financière à Israël et à l’Ukraine entre 2022 et 2024.
En effet, à ce stade, les politiciens qui s’écartent du modèle politique de provocation militaire and de guerre perpétuelles, désormais canonisé par les deux partis, perdront le soutien de leurs donateurs et seront remplacés par d’autres politiciens prêts à se ranger du côté du « monopartisme ».(27)
La dé-démocratisation des USA
Si vous avez lu jusqu’ici, certains d’entre vous ont probablement déjà fait le calcul de l’impact de tous ces développements sur la démocratie USA. Pensez-y. Les centres de production ont été largement démantelés. L’essentiel de l’industrie et des emplois USA ont été délocalisés à l’étranger, et il n’y a absolument aucune raison pour que l’industrie et les emplois ne continuent pas à quitter les États-Unis.(28)
À cela s’ajoute le fait qu’avec la suppression de presque toutes les limitations imposées au pouvoir des entreprises, les médias grand public USA et le système électoral ont été piratés par de riches oligarques étroitement liés financièrement et idéologiquement au complexe militaro-industriel. Ces individus, qui opèrent généralement au sein de conglomérats de super-riches et de grandes entreprises, ne sont plus soumis aux restrictions sur les sommes qu’ils peuvent dépenser pour acheter l’allégeance des politiciens.(29)
À l’heure actuelle, ces donateurs ultra-riches et les politiciens dont ils financent la carrière n’ont plus guère besoin de prendre en compte nos opinions ou nos besoins. Voyez-vous ce qui se passe ici aux États-Unis ? Tant que le système bipartite dominé par les donateurs restera incontesté, la classe des donateurs obtiendra ce qu’elle veut, quel que soit le vainqueur des deux principaux partis politiques. C’est de la dé-démocratisation pure et simple.(30)
Mondialisation néolibérale et « tiers-mondisation » des États-Unis
À l’instar des citoyens des pays du monde entier que les entreprises USA ont pillés et abandonnés au cours du dernier demi-siècle, nous, la population USA, nous approchons désormais du billot du capitalisme vautour. Cette dévaluation et cette déshumanisation croissantes de la grande majorité de la population étasunienne ont été qualifiées à juste titre de « tiers-mondisation » des États-Unis.(31)
Des villes USA autrefois prospères comme Détroit, Cleveland, Pittsburgh, New Haven, Milwaukee, Saint-Louis, Buffalo, Minneapolis, Flint, Baltimore, Jackson, Little Rock, Stockton, Fresno, Dayton, Memphis, Springfield et La Nouvelle-Orléans, dont beaucoup étaient autrefois des pôles industriels réputés, sont devenues, dans bien des cas, des villes fantômes désindustrialisées, aujourd’hui ravagées par le chômage, les sans-abri, la toxicomanie et la pauvreté.(32)
C’est ce qui a résulté, non seulement aux États-Unis, mais aussi dans d’autres pays du monde, de ce que la classe oligarchique internationale ultra-riche appelle la « mondialisation », bien qu’un terme plus précis pour leur version de la mondialisation soit la mondialisation néolibérale. Ceux qui sont à l’avant-garde du projet mondialiste néolibéral du XXIe siècle sont un contingent transcontinental d’individus extrêmement fortunés, pour l’instant libérés de la nécessité de prendre en compte les besoins existentiels et le bien-être des 7,5 milliards d’autres personnes avec lesquelles ils partagent la planète.(33)
Cela ne signifie pas que tous les mondialistes néolibéraux de premier plan ont des intentions néfastes. Au contraire, un pourcentage non négligeable d’entre eux semblent, à mon avis, véritablement s’intéresser au bien-être d’autrui. Leur erreur, cependant, est qu’ils ne peuvent pas voir ou accepter le fait désormais bien documenté et largement reconnu que le néolibéralisme a échoué de manière flagrante en tant que modèle économique applicable.(33a)(33b)
*Note : Avant que l’élite néolibérale ne s’approprie le terme « mondialisation », il s’agissait d’un terme neutre désignant l’essor des communications transcontinentales et l’interconnexion mutuelle au sein d’une majorité croissante de la population mondiale à l’ère technologique. Pour les néoconservateurs, en revanche, le terme « mondialisation » renvoie à la croyance en une structuration particulière du pouvoir économique et militaire mondial, qui place les États-Unis au centre de son hégémonie.
L’ère unipolaire qui s’achève
Depuis le début des années 1990, nous vivons dans ce que l’on appelle un « monde unipolaire ». Après l’effondrement de l’Union soviétique il y a un peu plus de trente ans, les États-Unis ont exercé une puissance militaire et économique inégalée. Pour maintenir et accroître cette puissance, ils sont restés militairement engagés partout dans le monde afin de repousser tous les opposants potentiels à leur hégémonie.
Les néoconservateurs ont pris l’habitude d’intervenir et de façonner le développement politique et économique de dizaines de pays à travers le monde. Les nations qui ont manifesté des signes de résistance au modèle unipolaire dominé par les États-Unis ont été menacées, sanctionnées économiquement et, dans de nombreux cas, envahies et massacrées.(34),(35)
Les BRICS et le nouveau monde multipolaire en formation
Ces dernières années, l’ordre mondial unipolaire dominé par les États-Unis s’est trouvé confronté à un défi majeur. Ce défi est dû à un certain nombre de facteurs, dont l’un des principaux est la montée en puissance de la Chine en tant que superpuissance économique, associée à ses nouvelles alliances avec la Russie, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud. L’intérêt mondial pour l’adhésion à cette alliance de pays, connue sous le nom de partenariat économique des BRICS, a augmenté de manière exponentielle entre 2022 et 2024. En fait, plus de 50 nouveaux pays se sont portés candidats à l’entrée dans les BRICS, qui viennent d’ajouter l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis à leur charte(36).
Un autre facteur important qui a contribué à l’effondrement récent de l’ère unipolaire est l’échec militaire et économique massif de la guerre par procuration financée par les États-Unis et l’OTAN en Ukraine(37),(38). L’échec lamentable du « Projet Ukraine » a engendré un nouveau niveau de crise économique mondiale et une reconnaissance désormais généralisée de la précarité de l’hégémonie des États-Unis et de l’Occident, que beaucoup croyaient monolithique à l’apogée de l’ère unipolaire(38a). (38a) Ces nouvelles conditions et révélations ont incité les membres et futurs membres des BRICS, un groupe qui représente plus de la moitié de la population mondiale, à s’engager, entre autres, dans la création d’une nouvelle monnaie collective. Selon toute vraisemblance, cette nouvelle monnaie finira par concurrencer le dollar en tant que monnaie mondiale centrale.
En bref, une nouvelle et indéniablement formidable alliance mondiale est en train de prendre forme. Les pays du mouvement BRICS qui partagent les mêmes idées ont réalisé, sans aucun doute, qu’ensemble, ils sont capables d’atteindre un niveau d’interdépendance économique et militaire qui ne peut être entravé ou annulé par les menaces économiques et/ou militaires des États-Unis.
En ce qui concerne la fonction actuelle de l’OTAN
Bien que je ressente une certaine gêne à devoir l’expliquer, étant donné que c’est tellement évident à ce stade, l’OTAN n’est pas l’alliance « défensive » qu’elle s’était initialement fixée comme but au milieu du 20e siècle. Au moins depuis que les néoconservateurs ont pris le contrôle de Washington en 2001, l’OTAN a servi de cheval de Troie à l’action militaire offensive des États-Unis et de leurs alliés les plus proches, principalement la Grande-Bretagne, la France et, dans une moindre mesure, l’Allemagne (38b).
La fonction de l’OTAN au 21ème siècle a été en grande partie d’aider à la déstabilisation des gouvernements dans des pays partout dans le monde, le plus souvent dans le but de forcer un changement de régime. Les nouveaux dirigeants de ces pays, souvent triés sur le volet par les États-Unis, inaugurent alors des régimes « démocratiques » approuvés par les États-Unis et mis en place avec ou sans l’accord des populations. Lorsque l’instauration d’un régime démocratique n’est pas possible ou n’est pas propice aux objectifs des États-Unis, une dictature approuvée par les États-Unis est alors soutenue ou nouvellement installée.
Quant aux États membres de l’OTAN, ils sont tous tenus de réviser et d’aligner leurs systèmes d’armement afin qu’ils soient conformes aux directives de l’OTAN. Ces nouveaux systèmes sont commodément fournis en grande partie par les entreprises USA de fabrication d’armes(38c).
À ce stade, l’OTAN existe essentiellement pour gérer les risques créés par sa propre existence. Les invasions et interventions illégales et méga-destructrices de l’OTAN en Afghanistan, en Irak, en Libye et au Yémen au cours des deux dernières décennies ont généré une foule de nouveaux problèmes au Moyen-Orient, notamment une montée en flèche du sentiment anti-USA ainsi qu’une foule de nouveaux terroristes et organisations terroristes. Par exemple, Isis, qui s’est formé en 2013, « a été fortement influencé par l’occupation illégale de l’Irak par les États-Unis et l’OTAN. En fait, de nombreux dirigeants d’Isis se sont rencontrés et ont commencé à conspirer dans des prisons USA pendant l’occupation »(39).
L’erreur de politique étrangère la plus préjudiciable de l’histoire USA
Un peu plus d’un an après l’entrée en fonction de l’administration Bush Jr. en janvier 2001, l’OTAN a entamé une croisade de deux décennies d’expansion vers l’est, jusqu’à la frontière de la Russie. Cette campagne a abouti à l’entrée dans l’OTAN de la Bulgarie, de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Roumanie, de la Slovaquie, de la Slovénie (2004), de l’Albanie, de la Croatie (2009), du Monténégro (2017), de la Macédoine du Nord (2020), de la Finlande (2023) et de la Suède (2024)(40). Cette campagne a été entreprise en dépit des promesses contraires des États-Unis et des nombreuses mises en garde d’experts USA et étrangers qui déconseillaient fortement l’expansion de l’OTAN vers l’est, estimant qu’elle serait inutilement provocatrice et extrêmement dangereuse(41).
Au cours de cette période, la Russie, après avoir essuyé un refus lorsqu’elle a demandé à adhérer à l’OTAN en 2000, a averti à plusieurs reprises les États-Unis qu’elle considérait l’annexion continue par l’OTAN de pays situés sur et/ou à proximité de sa frontière comme une menace existentielle. En particulier dans le cas de l’Ukraine, que George Bush Jr. et Joe Biden avaient tous deux imprudemment proclamée candidate sérieuse à l’entrée dans l’OTAN. Malgré les demandes répétées de la Russie et l’accord de Minsk, les néoconservateurs de Washington ne voulaient tout simplement pas renoncer à leur projet d’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN.
En 2019, les États-Unis ont commencé à déverser des milliards de dollars d’armes en Ukraine. Il est intéressant de noter que cet afflux d’armes en Ukraine a eu lieu quelques mois seulement après l’élection de Volodymyr Zelensky en avril 2019. Ce mépris des préoccupations de la Russie s’est poursuivi parallèlement à l’aide importante apportée par les États-Unis pour renforcer l’armée ukrainienne. Il convient également de noter que le régime en place en Ukraine pendant cette période avait renversé, en 2014 et avec l’aide des États-Unis, un gouvernement démocratiquement élu.
Il est évident que toutes ces activités ont constitué un énorme signal d’alarme pour la Russie, qui a continué à exiger l’assurance que l’Ukraine resterait un État neutre. Il ne faut pas oublier que les États-Unis sont situés à près de 6 000 miles de la frontière russo-ukrainienne. La distance physique des États-Unis par rapport à ce point de conflit potentiel, associée au refus de reconnaître l’affirmation de la Russie selon laquelle toute cette activité représentait une menace pour son existence, a clairement démontré l’immensité de l’orgueil démesuré des États-Unis et leur manque flagrant d’intérêt pour la sécurité des 37 millions d’habitants de l’Ukraine.
Tout cela a culminé avec les deux décrets irresponsables et d’une stupidité stupéfiante de Joe Biden, en septembre et décembre 2021, qui assuraient à Volodymyr Zelensky et à l’Ukraine leur admission dans une alliance avec l’OTAN.(41a) Le refus répété de Biden de respecter les demandes et les avertissements de la Russie a finalement conduit à l’invasion de l’Ukraine par la Russie quelques mois plus tard. Cette invasion et la guerre qui a suivi ont entraîné la mort inutile de centaines de milliers de soldats ukrainiens et russes dans une guerre qui n’aurait absolument pas dû avoir lieu.(42),(43)
À mon avis, lorsque l’histoire de la première moitié du XXIe siècle sera écrite, c’est cette erreur de politique étrangère de l’administration Biden qui sera la goutte d’eau qui fera déborder le vase pour l’hégémonie USA.
La mutation de l’État USA
Au cours de ces deux décennies et plus, des opérations de l’OTAN tout aussi imprudentes, quoique moins ouvertement significatives, ont été menées dans des dizaines de régions non affiliées à l’OTAN, comme l’Asie du Sud-Est, la Chine, l’Afrique et l’Amérique latine. Toutes ces activités ont généré une manne financière pour un groupe d’investisseurs extrêmement fortunés.(44)
Lorsque l’on rassemble tous les faits documentés, dont une partie est présentée dans cet essai, un constat alarmant se dessine. Je ne parle pas ici d’une conspiration non révélée. Pour l’essentiel, tout cela est un secret de polichinelle. Nul besoin d’être un expert détective pour comprendre que les États-Unis, en tant que pays, sont devenus la façade d’un réseau mondial de détournement de fonds de plusieurs milliards de dollars, réseau qui est dépendant de la guerre.
Au cours des 36 derniers mois seulement, plus de 200 milliards de dollars de l’argent des contribuables USA ont été consacrés à l’armement et à l’aide d’Israël et de l’Ukraine.(45) La guerre en Ukraine, qui aurait incontestablement pu être évitée, a été déclenchée, amplifiée et financée par l’administration Biden.(45) Le génocide israélien actuel à Gaza, approuvé par les États-Unis, aurait également pu être stoppé rapidement par le leadership USA.(46)
Ailleurs au Moyen-Orient, entre 4 000 et 6 000 milliards de dollars ont été dépensés pour les invasions illégales orchestrées par les États-Unis et leurs conséquences en Irak et en Afghanistan au cours des deux dernières décennies. Les riches investisseurs dans ces deux guerres ont vu leurs investissements décupler, tandis que les fabricants d’armes USA comme Lockheed Martin, Raytheon et Boeing ont engrangé des bénéfices se chiffrant en centaines de milliards de dollars au cours de cette période.
Encore une fois, ce ne sont là que deux exemples parmi tant d’autres qui ont généré des profits indécents pour les super riches entrepreneurs et investisseurs du secteur de l’armement au XXIe siècle. (47),(47a) Les États-Unis représentent désormais près de 45 % des ventes d’armes mondiales, avec des bénéfices nets à l’exportation d’environ 150 milliards de dollars par an. De fait, les exportations d’armes USA ont atteint un niveau record de 238 milliards de dollars en 2023.(48)
L’augmentation annuelle continue et sans précédent des fonds publics alloués aux dépenses militaires et la hausse correspondante des ventes d’armes ne se limitent pas aux États-Unis. Cette augmentation massive des bénéfices tirés des ventes d’armes est un phénomène mondial en plein essor qui a fait grimper la fortune des oligarques, des PDG et des grands investisseurs mondiaux à un rythme de plus en plus rapide au cours des 20 dernières années. Cela étant dit, les bénéfices des ventes d’armes USA ont éclipsé les bénéfices de tous ceux qui font concurrence aux États-Unis.(49)
L’échec colossal du modèle économique néolibéral
Pour couronner le tout, selon le HUD (ministère du logement et du développement urbain), il faudrait 20 milliards de dollars pour mettre fin au sans-abrisme aux États-Unis, un phénomène en augmentation au XXIe siècle.(50) De plus, il faudrait 175 milliards de dollars pour mettre fin à la pauvreté aux États-Unis, elle aussi en hausse depuis 20 ans.(51) À ces chiffres s’ajoute le fait que le budget militaire USA coûte 825 milliards de dollars par an aux contribuables USA, sans compter les dizaines de milliards de dollars supplémentaires ajoutés au budget au titre des « coûts externes ». Il faut ensuite prendre en compte les baisses d’impôts Bush de 2001 et 2003, puis Trump de 2017, qui, si l’on tient compte des échappatoires fiscaux existants pour les ultra-riches, ont transformé le système fiscal étasunien en un système régressif plutôt que progressif.
En d’autres termes, c’est vous et moi qui payons la part du lion des coûts du maintien d’un modèle économique qui nous engloutit dans l’endettement et le désespoir, tout en accroissant la richesse et le pouvoir d’une poignée de personnes déjà riches et puissantes.
Je pourrais continuer ainsi, mais je ne pense pas que cela soit nécessaire. Il est tout simplement impossible de défendre le modèle économique néolibéral actuel en toute bonne foi. (51a)
Le paradoxe de l’ascension de Donald Trump
Quoi qu’on puisse dire de Donald Trump, une chose est sûre : l’establishment néoconservateur, qui comprend des politiciens, des experts et des oligarques au sein des deux principaux partis politiques, ne peut pas le sentir. Voici l’essentiel pour comprendre pourquoi : ironiquement, Donald Trump, républicain néolibéral, est en quelque sorte le candidat rêvé des néoconservateurs.(52)
En 2017, Trump a drastiquement réduit les impôts des étasuniens les plus riches. Lui et son administration ont également mis en place une multitude d’autres mesures de déréglementation. Ajoutez à cela son soutien inconditionnel à Israël. On dirait bien qu’il est leur homme, jusqu’ici, non ? À l’exception d’un problème flagrant : Donald Trump ne s’aligne pas sur le programme mondialiste des néoconservateurs, centré sur la guerre perpétuelle. Trump est avant tout un isolationniste et un nationaliste, ce qui signifie que sa présence à la Maison Blanche constitue une obstruction aux plans des néoconservateurs.
Le paradoxe dans tout cela réside dans le fait que Donald Trump, dont la politique, lors de son précédent mandat à la Maison-Blanche, favorisait largement les riches et les mieux lotis, est devenu une icône populiste auprès d’une grande partie de la classe moyenne ouvrière USA en difficulté. Au fond, la popularité persistante de Trump témoigne de l’omniprésence à Washington de politiciens de carrière qui ignorent systématiquement les besoins de la majorité de la population étasunienne pour se conformer aux diktats de leurs donateurs ultra-riches.(53)
Les USA sont devenus si désillusionnés et avides de changement qu’ils préfèrent se ranger à nouveau du côté de Trump, qui est au moins imprévisible, plutôt que de s’exposer encore à quatre années supplémentaires parfaitement prévisibles de stagnation, de découragement et de guerre constante.
Résumer le credo néoconservateur
Il n’y a tout simplement pas de façon plus juste de décrire le néoconservatisme, si ce n’est de dire qu’il s’agit d’une vision USA-israélienne exceptionnaliste et effrontée du monde, qui utilise la création et la propagation de la peur d’un « autre » extérieur et maléfique qui viendra bientôt nous nuire et nous priver de notre liberté. Cette propagation de la peur chez nous s’accompagne d’interventions et de guerres perpétuelles et injustifiées contre de potentiels envahisseurs maléfiques à l’étranger. L’objectif est d’assurer l’hégémonie mondiale à une faction auto-sélectée, autoproclamée et moralement et idéologiquement supérieure.
Comment avons-nous pu être séduits par cela ?
Franchement, je reste bouche bée et légèrement abasourdi, après avoir refait surface après ma plongée dans l’histoire, la philosophie et la doctrine politique du néoconservatisme.
Voici la question, sincère et non rhétorique qui me reste : comment avons-nous pu nous laisser séduire, ne serait-ce qu’un tout petit peu, en tant que pays, en tant qu’individus, par une quasi-idéologie aussi cynique, intellectuellement laxiste et moralement vide, qui prône l’orientation de notre énergie et de notre confiance dans la promotion intérieure d’une paranoïa constante et la propagation d’une guerre perpétuelle à l’étranger ? Nous ne pouvons pas être aussi stupides. Pas vraiment. N’est-ce pas ?
C’est le crépuscule pour l’hégémonie occidentale alors que le soleil multipolaire commence à s’insinuer
Nous assistons aujourd’hui à l’avènement de rien de moins qu’une nouvelle ère historique : un système d’exploitation mondial multipolaire en plein essor se diffuse de manière centrifuge à partir d’un centre afro-eurasien plutôt que d’un point médian euro-occidental. Les rythmes multipolaires vibrent de sources diverses. Ils contrastent avec le pouls occidentalo-centré, uni-projeté et de plus en plus subsidiaire. La multipolarité se propage de l’extérieur vers le centre, contrairement à l’ordre unipolaire, désormais déclinant, où le centre rayonne vers l’extérieur.
C’est précisément pourquoi ce moment historique de transition est si déroutant, en particulier pour les élites occidentales et les universitaires dans leur tour d’ivoire. Ils sont encore en proie à la colère. Leurs amarres pédagogiques occidentales et inflexibles engendrent un rejet instinctif d’une structure contraire à celle qui a nourri tous leurs apprentissages antérieurs.
D’autres parmi nous négocient déjà des formes de distraction plus élevées, plus de temps et un sens de la vie que nous semblons avoir perdu ou égaré. Beaucoup d’entre nous sont déjà déprimés. Nous avons accepté le fait inflexible que trouver la paix au milieu des vents chaotiques d’une transition historique ne viendra que par une forme d’acceptation qui nous est inconnue et donc effrayante.
À mon avis, ce passage mondial de l’unipolarité à la multipolarité est non seulement inévitable, mais déjà bien engagé. Que cette transition soit difficile, facile ou quelque part entre les deux, dépendra des formes et des niveaux de résistance et/ou d’acceptation que nous lui apporterons en tant que culture mondiale. Jusqu’à présent, l’Occident a réagi avec peur, compulsivité et violence aveugle à ce changement.
Évidemment, si cette irritabilité nourrie par le déni persiste parmi les dirigeants occidentaux, nous nous apprêtons à vivre un parcours long et semé d’embûches. Espérons que les adultes les plus évolués présents finiront par prendre le volant.
Et donc, ici, à l’Est comme à l’Ouest, nous sommes tous concernés.
Concernant la montée potentielle de forces extrémistes et rétrogrades non occidentales
Cette préoccupation a occupé une large place dans les éditoriaux des médias occidentaux libéraux au cours de la dernière décennie. J’ai d’ailleurs moi-même rédigé l’un de ces articles.(54) Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une possibilité réelle qui doit être prise en compte. Un nombre non négligeable de pays membres des BRICS et candidats à leur adhésion ont recours à des politiques gouvernementales anachroniques et répressives.(54a)
Il faut noter que les rapports et les caractérisations du « retard » non occidental et de l’omniprésence des violations des droits humains dans le « tiers-monde » ont souvent été exagérés et déformés dans les films hollywoodiens et les médias occidentaux. Quoi qu’il en soit, on ne peut légitimement nier que de nombreux problèmes de droits humains doivent être reconnus et corrigés dans ces régions non occidentales.
Qu’en est-il du comportement des nations « civilisées » ?
D’un autre côté, il nous faut également considérer le comportement récent et actuel de ceux qui se prétendent les défenseurs de la liberté et de la démocratie dans le monde d’aujourd’hui. Ce qu’Israël a infligé à Gaza et à sa population au cours des onze derniers mois est-il un exemple du type de comportement civilisé et démocratique dont nous craignons qu’il ne soit remplacé par la barbarie si nous adoptons la multipolarité ?(55)
Que dire du rejet quasi total par les États-Unis de la diplomatie d’avant-guerre et de leur recours à la violence économique, à l’interventionnisme constant et à la guerre comme moyen d’étendre leur hégémonie et de remplir les poches des investisseurs et des oligarques les plus riches du monde ?
Les progrès de l’éthique démocratique et l’évolution des libertés individuelles et des droits humains en Occident au cours des derniers siècles constituent une réussite remarquable. Il ne fait aucun doute que ce serait une tragédie majeure si le bébé disparaissait avec l’eau du bain lors du passage à la multipolarité.
Cela étant dit, la conception que beaucoup d’entre nous, en Occident, se font du monde non occidental comme d’un royaume arriéré et sauvage est caricaturalement raciste et inexacte.(56)
Quoi qu’il en soit, la réaction des néoconservateurs à ces changements – leur impulsion à menacer et/ou à tuer tous les contrevenants – est manifestement intenable et absurde.
CODA : Faut-il espérer ?
À mon avis, la réponse à la question de savoir s’il faut espérer est double.
- Quant à la possibilité de maintenir le système économique actuel, à deux vitesses et occidentalo-centrique, il faut l’oublier. C’est une entreprise sans espoir. À mon humble avis, si nous n’avalons pas la pilule, si nous ne regardons pas cette réalité en face, nous resterons enfermés dans un cercle vicieux de mauvaise foi et de faux espoirs, en attendant que l’autre chaussure tombe. Mieux vaut prendre les devants dès maintenant. Mieux vaut reconnaître les innombrables signes évidents d’un naufrage imminent.
- Après tout, nous sommes tous dans le même bateau, que nous en ayons déjà pris conscience ou non. Ensemble, nous avons une chance de nous entraider. Divisés, nous finirons par couler. Si nous avançons de concert, en tant que communauté, en tant que nation, en tant que monde, vers un nouveau système d’exploitation planétaire qui place la vie humaine (plutôt que le profit de quelques-uns) comme notre valeur centrale commune, alors oui, il y a absolument de l’espoir pour un avenir meilleur.
Accepter l’inéluctabilité d’un naufrage n’est peut-être pas si terrible, après tout ? En fait, peut-être, d’une certaine manière, avons-nous toujours été déjà naufragés ? Peut-être ne l’avons-nous tout simplement pas remarqué ?
« Ce sont les seules idées authentiques ; celles des naufragés. Tout le reste n’est que rhétorique, posture, farce. Qui ne se sent pas vraiment perdu est perdu sans rémission ; c’est-à-dire qu’il ne se retrouve jamais, ne se heurte jamais à sa propre réalité. » – Ortega y Gasset, extrait de « La Révolte des masses », 1929
Notes :
3)https://www.jstor.org/stable/4330357
4)https://consortiumnews.com/2015/07/13/the-mess-that-nuland-made/
4a)https://www.bu.edu/articles/2006/overthrows-r-u-s/
5)https://www.pbs.org/arguing/nyintellectuals_krystol_2.html
6)https://www.associationforjewishstudies.org/podcasts/why-most-american-jews-are-democrats-transcript
7)https://www.youtube.com/watch?v=Tioed5gpY_c
7a)https://www.nytimes.com/2008/01/13/books/review/Noah-t.html
8)https://www.degruyter.com/document/doi/10.1525/9780520929944-005/pdf?licenseType=restricted
9)https://www.ecchr.eu/en/publication/the-iraq-invasion-is-a-crime/
11) Regarder à partir de 27:00 ici : https://www.youtube.com/watch?v=yK3wz-OyR1U&t=1673s
14)https://chomsky.info/consent01/
15)https://www.opendemocracy.net/en/article_1542jsp/
15a)https://theweek.com/speedreads/456437/john-mccain-russia-gas-station-masquerading-country
17)https://georgewbush-whitehouse.archives.gov/news/releases/2004/03/20040329-4.html
21)https://watson.brown.edu/costsofwar/figures/2021/WarDeathToll
22)https://www.theguardian.com/world/2024/apr/22/aipac-pro-israel-lobby-group-us-elections
23)https://www.bbc.com/news/world-us-canada-68136840
24)https://theweek.com/articles/528827/rise-neocons
25)https://www.commondreams.org/views/2014/05/29/obamas-neoconservative-foreign-policy-vision
27)https://responsiblestatecraft.org/neoconservative-ukraine/
28)https://mellonurbanism.harvard.edu/deindustrialization-and-its-impact-us-uk-and-france-0
30)https://www.gsb.stanford.edu/insights/what-elite-donors-want
31)https://www.youtube.com/watch?v=q0dQAUb22WA
32)https://www.businessinsider.com/10-american-cities-that-are-dead-forever-2010-9
33)https://www.wider.unu.edu/publication/globalization-and-emergence-transnational-oligarchy
33a)https://www.theguardian.com/news/2017/nov/14/the-fatal-flaw-of-neoliberalism-its-bad-economics
33b)https://rooseveltinstitute.org/2019/03/05/the-failures-of-neoliberalism-are-bigger-than-politics/
34)https://www.commondreams.org/views/2015/09/08/how-neocons-destabilized-europe
35)https://www.fairobserver.com/world-news/the-scary-not-so-winding-road-from-iraq-to-ukraine/
37)https://www.independent.co.uk/voices/ukraine-zelensky-dc-visit-biden-war-b2249618.html
38)https://time.com/6695261/ukraine-forever-war-danger/
38a)https://www.cigionline.org/articles/americas-unipolar-moment-is-over-what-comes-next-is-unclear/
38b)Regarder de 9:30 à 10:00 ici : https://www.youtube.com/watch?v=VAvls_UAdlg&t=600s
38c)https://natowatch.org/newsbriefs/2016/nato-member-states-dominate-global-arms-sales
39)https://www.youtube.com/watch?v=lR5Zbmg-l0g
40)https://www.nato.int/cps/en/natohq/topics_52044.htm
41)https://comw.org/pda/george-kennan-on-nato-expansion/
42)https://www.nytimes.com/interactive/2024/06/15/world/europe/ukraine-russia-ceasefire-deal.html
43)https://www.jeffsachs.org/newspaper-articles/ptgsxtcrx525gxk8a5rlnerc5sr4yz
44)https://www.bbc.com/news/world-us-canada-68136840
45)https://www.crfb.org/blogs/congressionally-approved-ukraine-aid-totals-175-billion
49)https://tradingeconomics.com/united-states/weapons-sales
50)https://aah-inc.org/wp-content/uploads/2020/09/whomeless.pdf
51)https://prospect.org/power/much-money-take-eliminate-poverty-america/
51a)https://the.ink/p/joseph-stiglitz-who-owns-freedom
54)https://www.pressenza.com/2022/09/rise-of-the-new-decadents/
54a)https://www.fairplanet.org/editors-pick/brics-human-rights-agenda/
55)https://afsc.org/news/gaza-after-200-days-genocide-message-world
56)https://www.alfusaic.net/blog/convene/representation-of-arabs-and-the-middle-east-in-western-media