Par
Léa Pippinato
Publié le
8 juil. 2025 à 13h59
La France est devenue en quelques années le deuxième marché mondial du manga, derrière le Japon. En 2021, le pays a connu un véritable raz-de-marée : les ventes ont bondi de 124 % en un an, avec 28 millions d’exemplaires écoulés. En 2022, ce chiffre atteint 48 millions. Le chiffre d’affaires du secteur quadruple, passant de 95 à 381 millions d’euros.
Un succès lié à plusieurs facteurs : l’explosion des plateformes de streaming diffusant des animés, le confinement propice à la lecture, mais surtout le lancement du pass Culture. Ce dispositif d’État, qui offrait 300 euros aux jeunes de 18 ans pour des achats culturels, a permis à une génération entière de se lancer dans le manga. En 2023 encore, quatre livres sur dix achetés via le pass étaient des mangas.
Montpellier : un terrain fertile devenu fragile
À Montpellier, ville étudiante et haut lieu de la culture alternative, cette vague a trouvé un écho immédiat. De nouvelles librairies spécialisées ont vu le jour : Bunka, ARG!, et d’autres petites enseignes indépendantes ont fleuri autour des pôles de vie estudiantins. Les rayons se sont étoffés, les stocks gonflés, et les clients ont répondu présents. Mais en 2023, le retournement du marché s’est amorcé. Les ventes de mangas en France ont baissé de 11 %, puis de 9 % en 2024. Le premier trimestre 2025 a vu une chute supplémentaire de 14,5 %, selon les chiffres de GfK. Si les volumes restent plus élevés qu’avant 2020, la dynamique n’est plus ascendante. Et à Montpellier, où la concentration de librairies est forte, la concurrence est d’autant plus rude. L’essor a été spectaculaire », explique Marine Dumas, libraire à Planètes Interdites. « Mais aujourd’hui, on sent que les jeunes ont moins de moyens. Le panier moyen baisse, et certains ne viennent plus que pour un tome ou deux. »
Montpellier, avec ses plus de 80 000 étudiants, ressent ce manque de façon particulièrement aiguë. « Le pouvoir d’achat étudiant est en chute libre », déplore Hélène Richard, gérante de Bunka, librairie spécialisée boulevard Pasteur. « Beaucoup dépensaient 50 à 100 euros par mois ici. Aujourd’hui, ils font des choix. Et la culture passe après la nourriture. »
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Les plateformes en ligne, le géant sans visage
L’autre adversaire est invisible, mais omniprésent : la vente en ligne. Amazon, Rakuten, Vinted, Cultura… Tous proposent des mangas en quelques clics, souvent accompagnés de livraison gratuite, d’algorithmes de recommandation et d’un suivi instantané. Pour les libraires montpelliérains, cette concurrence est inégale. « On est protégés par la loi Lang sur le prix unique du livre neuf », concède Marine Dumas. « Mais ils jouent sur la vitesse, le service, et le confort. Nous, on ne peut pas rivaliser avec une livraison le lendemain matin. » Hélène Richard raconte les attentes irréalistes de certains clients : « Une fois, une cliente a passé commande un samedi soir, et m’a harcelée dès le lundi matin car elle n’avait pas encore reçu de notification. »
Pour résister, les libraires de Montpellier misent sur leur atout principal : le lien humain. ARG! a mis en place des coins lectures, propose des ateliers, accueille parents et enfants dans une ambiance conviviale. Planètes Interdites s’appuie sur sa diversité de catalogue et son réseau fidèle de collectionneurs. Bunka, elle, joue la carte communautaire : un espace LGBTQIA+ friendly, féministe, où l’on vient autant pour le café que pour le manga. « On n’est pas juste des points de vente », insiste Aurélien Gérard, gérant de ARG!. « Ce qui fait revenir les gens, c’est le conseil, l’échange, la chaleur humaine. » Il nuance cependant : « Les ateliers et animations ne suffisent pas à faire vivre la boutique. Ce sont les ventes qui comptent. »
Vidéos : en ce moment sur ActuLe poids de l’économie locale : loyers, fiscalité, survie
La situation économique montpelliéraine n’arrange rien. Le centre-ville voit les commerces vaciller les uns après les autres. Les loyers sont élevés, les passants moins dépensiers. Les aides post-Covid, souvent considérées comme des subventions, se révèlent être des prêts que certains commerçants commencent à devoir rembourser. « Ce qu’on vit n’est pas normal », alerte Hélène. « En deux mois, j’ai perdu 50 % de mon chiffre d’affaires. Je suis à peine en train de m’en remettre. Et je suis chanceuse. D’autres ont fermé. Je rêve de pouvoir offrir la livraison à mes clients au-delà d’un certain montant, comme le font les grands sites. Mais aujourd’hui, je ne peux même pas en couvrir les frais. » Le numérique, paradoxalement, pourrait être un levier… s’il était mieux maîtrisé. « Avoir un bon site, bien référencé, c’est une question de budget », assume Aurélien. « Et quand on est libraire indépendant, chaque euro est compté. »
À Montpellier, les libraires manga avancent en funambules, sur un fil tendu entre passion, précarité et innovation. Face aux mastodontes du web, ils n’ont ni entrepôt, ni algorithme. Juste un comptoir, un sourire, et la conviction que rien ne remplacera jamais un bon conseil donné les yeux dans les yeux.
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