Depuis presque un an, nous suivons le combat d’Albert Corrieri. Le Marseillais fait partie des 650.000 jeunes Français qui ont été déportés dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO) mis en place par le régime de Vichy en 1943.
Plus de 82 ans après, Albert se souvient de chaque détail. Ce jour-là, alors qu’il débute son travail au restaurant La Daurade à Marseille, des soldats allemands l’interpellent. Ils lui prennent ses papiers et lui donnent un rendez-vous pour les récupérer. On lui explique que s’il ne s’y rend pas, on retirera les cartes de rationnement à toute sa famille. Albert, alors âgé de 20 ans, est l’aîné de 5 enfants. Son salaire lui permet de seconder son père en tant que soutien de famille. Il ne peut pas risquer qu’on enlève toutes ces ressources à ses proches. Et puis, comme il le raconte aujourd’hui, « quand vous étiez pris dans les filets allemands, c’était fini. Je vais vous dire, ils tuaient facilement à cette époque« .
Le jeune homme n’a pas d’autre choix que monter dans un train à la gare Saint-Charles. Après un très long voyage dont une partie dans un wagon à bestiaux, il est débarqué à Ludwigshafen, ville où se trouve la principale usine de l’entreprise chimique allemande IG Farben (on y fabrique notamment le gaz Zyklon B utilisé dans les chambres à gaz). Pendant dix-huit mois, le jeune homme est forcé à remplir des wagons de charbon, six jours sur sept, 10 heures par jour.
Sans savoir vraiment comment, Albert s’en sort. Il échappe à des centaines de bombardements et survit après l’explosion d’une bombe à retardement qui lui traverse entièrement le bras. Libéré par les Américains le 15 avril 1945, il rentre à Marseille. Et il emporte avec lui tous les documents qui prouvent ce qu’il a vécu: sa carte de déporté du travail, le document précisant le lieu de sa déportation, sa carte de victime du travail forcé, etc.
Albert Corrieri, à l’audience au tribunal administratif de Marseille le mardi 25 février 2025. Photo Sandrine Beigas.
La responsabilité de la France évoquée pour la première fois
À partir de 1957, il débute des démarches pour demander reconnaissance et réparation de l’État. En vain. Jusqu’à ce qu’il trouve du soutien auprès de l’historien Michel Ficetola et de l’avocat Me Michel Pautot. L’affaire est alors portée au tribunal administratif de Marseille. Si on ne lui paye pas le préjudice moral qu’il a subi, Albert demande au moins une indemnisation pour le travail qu’il a effectué pendant dix-huit mois sans toucher un centime.
La médiatisation du combat d’Albert incite le petit-fils d’Erpilio, ancien STO niçois et également toujours en vie, à raconter son histoire, puis à lancer une procédure à son tour avec Me Pautot.
Les demandes d’indemnisation des deux centenaires sont rejetées en première instance. La justice s’appuie sur la loi du 14 mai 1951. Cette dernière instaurait un régime d’indemnisation particulier pour les victimes du STO qui avaient jusqu’en 1955 pour faire valoir leurs droits.
Albert et Erpilio, à l’époque où ils ont été déportés en Allemagne. Photos DR et Sandrine Beigas/NM..
Mais Albert et Erpilio, ainsi que leurs soutiens, ne lâchent pas. Mardi 24 juin, l’audience a lieu au sein de la Cour administrative d’appel de Marseille. Et pour la première fois, est évoquée la responsabilité de la France dans le sort des STO.
Un pas est également fait par le chef de l’État lui-même. Répondant par courrier à une demande d’audience formulée par Michel Ficetola pour Albert Corrieri, Emmanuel Macron déclare qu’il n’oublie pas « les épreuves endurées par les Françaises et les Français réquisitionnés en Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale« .
« Pourquoi ne pas changer la loi? »
Ce 8 juillet, la juridiction de second degré a une nouvelle fois rejeté les demandes d’indemnisation, s’appuyant à nouveau sur la loi du 14 mai 1951. Pour Me Pautot, « la situation particulière de Messieurs Trovati et Corrieri n’a pas été retenue » car ils n’ont reçu la carte de personne contrainte au travail en pays ennemi qu’après le délai de prescription de la loi: en 1957 pour Albert et en 2021 pour Erpilio.
« Ils n’ont pas non plus retenu le document qui avait été versé au dossier et qui prouvait qu’un autre STO avait été indemnisé en 2003, soit bien après le délai de prescription », ajoute l’historien Michel Ficetola.
Concernant la question du crime contre l’humanité, peu abordée dans la décision, la cour administrative d’appel estime que « le caractère imprescriptible ne s’attache qu’à l’action pénale », c’est-à-dire une autre juridiction.
La carte de déporté d’Albert et la carte de personne contrainte au travail en pays ennemi d’Erpilio. Photos DR et Justine Meddah/NM.
Pour Erpilio et son petit-fils Vivien, cette décision n’a « rien de surprenant », même s’ils reconnaissent qu’il y a eu « une petite évolution dans la reconnaissance de la responsabilité de l’État ».
Et du côté d’Albert, c’est surtout la déception qui prédomine, encore une fois. « J’aurais voulu que ce que j’ai vécu soit reconnu, et ne pas avoir travaillé pour rien pendant dix-huit mois. Si c’est la loi qui coince, pourquoi ne pas la changer? Ce serait beau« .
Michel Pautot va essayer d’exaucer son vœu: « Nous appelons à la création d’un fonds d’indemnisation, sachant qu’ils ne sont plus que quatre ou cinq, et à un changement de la loi pour reconnaître les crimes contre l’humanité dont ont été victimes les déportés du STO. Ce serait un geste fort ».
Plusieurs recours sont encore possibles: saisir le Conseil d’État, la Cour européenne des droits de l’homme ou le Comité des droits de l’homme des Nations unies. « Nous allons réfléchir car le combat doit se poursuivre. »