Ils sont dessinateur, plasticien, danseur… Loin de l’enfer de Gaza, ils ont trouvé un répit grâce à des résidences d’artistes à Marseille. Des lieux où ils comptent continuer à créer pour exister, témoigner et porter la voix des oublié·es. Ils racontent la souffrance et l’horreur, leur besoin d’alerter le monde sans relâche et leurs (maigres) espoirs.

Sur les décombres d’un immeuble, au milieu des gravats et des ruines, un jeune homme danse. D’autres, derrière lui, suivent la chorégraphie, keffieh accroché au cou, comme pour mieux se protéger du bruit des bombes. Le jeune homme fixe la caméra, yeux noirs et regard aiguisé, puis file courir à travers les ruelles entrelacées. Ce jeune homme, c’est Mohanad Smama, premier Palestinien à avoir créé une compagnie de danse contemporaine à Gaza. Son téléphone est rempli de vidéos comme celle-ci, du temps d’avant, du temps où il était encore là-bas.

“On me demande toujours pourquoi j’ai voulu faire de la danse, mais c’est dans notre culture de danser. J’ai grandi avec ça. Mes parents, qui étaient tous les deux professeurs de sport, m’ont toujours encouragé”, confie-t-il timidement. À 28 ans, le jeune homme a quitté les sien·nes, à contrecœur. “Ma famille a choisi pour moi. Elle voulait que je poursuive mes rêves et mes projets et savait qu’avec le génocide, ce serait impossible de les réaliser au milieu des champs de ruines.”

Alors il s’est activé pour récolter des fonds et s’enfuir vers l’Égypte, en avril 2024, avant de demander un visa pour la France, qu’il obtiendra huit mois plus tard. Comme d’autres, Mohanad a bénéficié du programme PAUSE (Programme national d’accueil des artistes et scientifiques en exil) du Collège de France, qui délivre le “passeport talent”, titre de séjour pluriannuel permettant aux lauréat·es de poursuivre leur création.

Depuis le début de la guerre, dix-sept artistes et leurs familles sont arrivé·es en France, tous et toutes soutenu·es par le collectif Ma’an (Ensemble pour les artistes de Gaza), créé dès octobre 2023 pour les aider financièrement et logistiquement en leur trouvant des résidences artistiques. “Nous avons monté trente-deux projets. Mais quinze artistes sont encore bloqués à Gaza, alors que nous pouvons les accueillir”, regrette Marion Slitine, cofondatrice du collectif, anthropologue et chercheuse.

Le 13 mai dernier, l’architecte Ahmed Shamia, lauréat du programme PAUSE qui devait venir enseigner en France, est mort de ses blessures dues à une frappe de l’armée israélienne. “Nous assistons à un culturicide. Pour que la culture palestinienne cesse d’être effacée et anéantie, nous devons leur donner une voix, et c’est par ces résidences que cela peut se faire”, ajoute cette spécialiste de la scène artistique palestinienne.

Mohamed Abusal a été parmi les premier·ères à parvenir à Marseille, avec sa femme et ses cinq enfants, pour une résidence au sein du Mucem. Le travail de cette figure emblématique a été exposé à travers le monde, notamment grâce à son projet Un métro à Gaza qui consistait à planter une cinquantaine de panneaux lumineux de métro dans la bande de Gaza pour dénoncer le chaos de la ville, comme un acte de résistance au blocus israélien. “Depuis 1967 [et la guerre des Six-Jours], notre population est menacée de disparition. En tant qu’artistes, nous avons une responsabilité”, témoigne-t-il.

À quoi bon, puisque tout a été détruit ?

S’il n’avait jamais imaginé quitter ses terres, il a fini par s’y résoudre. “Au début, je pensais qu’il s’agissait d’un bombardement de plus, que cela allait finir, puis j’ai vite compris que, cette fois-ci, ce serait bien différent. Nous, artistes, sommes pris pour cibles chaque jour”, se désole-t-il. Sa maison, son atelier et les deux galeries d’art contemporain, Eltiqa et Shababek, dans lesquelles il avait l’habitude d’exposer ont été pulvérisés. “Cela représente plus de trente ans de travail, et il ne reste plus aucune trace de ce que j’ai pu construire.”

Sous les bombes, Mohamed a mis un temps son travail entre parenthèses, trop occupé à survivre et à cacher sa famille, déplacée d’abri en abri. Longtemps, il s’est demandé à quoi tout cela pouvait servir, puisque tout avait été détruit. Puis son arrivée à Marseille lui a donné un nouvel élan, comme le soleil et le ciel bleu qu’il aime observer si souvent. “L’art a une place privilégiée dans cette ville. Je suis entouré de gens qui croient en moi, en mes créations, qui me soutiennent, qui m’encouragent à développer mes projets. Je sais que j’ai encore plein de choses à faire et que je pourrai compter sur leur solidarité. On a voulu nous effacer, mais nous sommes encore là.”

En racontant son histoire, inlassablement, d’une voix calme, presque monocorde, Mohamed garde les yeux rivés sur son téléphone, à traquer les dernières informations, la liste des mort·es du jour ou de la nuit. Il prend aussi des nouvelles des dernier·ères arrivé·es, comme son ami Maisara Baroud. Il sait le choc que cela peut être de se retrouver éloigné·e des sien·nes.

Maisara est de la même génération que Mohamed. À Gaza, il était professeur à l’école des Beaux-Arts de l’université d’Al-Aqsa, avant qu’elle ne soit détruite. Le soir, il dessinait dans son studio avant de rentrer chez lui rejoindre sa famille. Tous ces lieux chers ne sont plus que des gravats aujourd’hui. Au début des attaques, Maisara a tenu un journal sur les réseaux sociaux, une série de dessins baptisée “Je suis encore vivant”, d’abord imaginée pour donner des nouvelles à ses proches. Elle s’est très vite transformée en outil de résistance, une façon de raconter chaque jour la guerre et ses massacres.

“Je ne passe pas une seule seconde sans penser à Gaza”

Sur des feuilles, Maisara a croqué en noir et blanc les vies perdues et les corps mutilés, les enfants sans vie et les mères éplorées. “Il fallait que je documente le génocide, que le monde sache ce qui nous arrive. L’art et le dessin m’ont sauvé et m’ont permis de résister”, partage-t-il dans son nouvel appartement mis à disposition par l’Iremam (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman), rattaché à l’université d’Aix-Marseille.

Une seule pièce fait office de salon, de cuisine et de salle à manger. Assis sur une chaise, il enchaîne les cigarettes et les cafés pendant que sa fille Rita s’occupe de la traduction. Elle en veut beaucoup à son père de l’avoir forcée à partir, il y a un peu plus de quarante jours, avec sa mère et sa sœur de 15 ans. “Jusqu’au dernier moment, je t’ai dit que je voulais rester”, lui lance-t-elle. “Je voulais simplement vous sauver”, répond-il, comme fatigué de se défendre.

À seulement 22 ans, la jeune femme a vu toute l’horreur des massacres et connaît déjà les stigmates que ces crimes peuvent laisser. L’ancienne étudiante est devenue journaliste, “non pas par choix mais par devoir”. “Je devais dire au reste du monde ce que nous vivions. Je dois encore le scander. Je ne passe pas une seule seconde sans penser à Gaza. Je veux témoigner du génocide de mon peuple”, dit-elle, les larmes aux yeux.

“Depuis que je suis ici, je n’arrête pas de pleurer. Je n’avais jamais pleuré avant”, poursuit-elle. “C’est pareil pour moi. Je pleure la nuit, je pleure en regardant mes dessins, je pleure cette vie que je n’ai plus”, avoue Maisara. Mais en recrachant des volutes de fumée, comme pour mieux chasser cette tristesse, il affirme vouloir se tourner vers l’avenir. “Mais quel avenir ?, rétorque Rita. Tout est détruit.” “Nous reconstruirons tout une fois le génocide terminé. Pierre par pierre, nous nous relèverons”, assure-t-il, avant de retourner à ses dessins qu’il continue de réaliser depuis Marseille.

“Je continue mon travail, je danse”

S’il partage cette même tristesse, Mohanad Smama veut lui aussi espérer la fin de cette guerre. Dans le salon de la Villa des Auteurs, près de la Friche la Belle de Mai, il tente de se reconstruire. “C’est difficile, et en même temps inutile, de parler de cette vie d’avant. Ce qui compte pour moi, c’est de parler de la guerre et du génocide que subit mon peuple. J’ai assisté à des massacres, j’ai vu des corps déchiquetés, je les revois encore le soir, quand je m’endors. Ces images tournent en boucle dans ma tête.”

Sa chambre est sommaire. Un drapeau “Free Palestine” décore les murs. Lui brandit son keffieh dès qu’il en a l’occasion, par fierté. “Je continue mon travail, je danse, je donne des cours au Ballet national de Marseille, je collabore avec des artistes locaux, j’appelle certains membres de ma troupe pour qu’ils continuent à danser. Je ne veux pas m’arrêter. C’est important de continuer à résister, même si j’ai l’impression de vivre une vie parallèle. Mon corps est ici, mais mon esprit est à Gaza, avec les miens.”

Pour leur rendre hommage et faire entendre leur voix, il prépare son premier solo de danse pour octobre. Il a décidé de l’appeler Sans limites. “L’art doit nous permettre de dénoncer le génocide”, lâche-t-il, avant d’apprendre par téléphone que sa famille est à nouveau menacée. Sa mère lui révèle qu’elle ne sait plus où aller, ni comment, mais qu’elle doit quitter son abri de fortune au plus vite. “Je dois les aider, ma famille, mon peuple. J’essaie par tous les moyens, par mes réseaux, les contacts que j’ai ici et ailleurs dans le monde. Il le faut.” Essayer encore, toujours, tel un phénix, le surnom que lui a donné la population de Gaza.