En ce début d’été, comme chaque année, Bill Winters a fait un saut à Paris pour rencontrer les équipes locales de Standard Chartered et enchaîner les rendez-vous avec ses clients en France. « The world is a mess, but the business is fine ! », clame le directeur général monde de l’établissement : le monde est sens dessus dessous, mais les affaires tournent pour cette banque d’affaires dont les origines remontent à 1853, du temps où elle accompagnait les échanges commerciaux au sein du vaste empire britannique.

Depuis, la maison a conservé son expertise asiatique, prisée par les entreprises européennes qui « investissent massivement » sur le continent, constate le patron américain, basé à Londres. Cet ancien banquier de JPMorgan se montre optimiste sur la capacité de l’Europe à sortir gagnante du tumulte mondial actuel. Le marché français déjà, se montre très dynamique. Il va bientôt falloir pousser les murs du bureau parisien de la rue de Monceau, dont les effectifs ont doublé en trois ans.

L’Express : Vous dirigez Standard Chartered depuis 2015. Comment avez-vous vu évoluer le commerce international depuis une décennie ?

Bill Winters : A mon arrivée, l’équation commerciale était encore simple. C’était juste avant que Donald Trump entre à la Maison-Blanche, en 2016 – à l’époque beaucoup de bruit, mais peu d’action. Historiquement présent en Asie, Standard Chartered a pu voir de près la croissance chinoise, basée sur les exportations.

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Mais il devenait évident qu’elle n’était plus le producteur le moins cher. L’Inde, le Vietnam, la Malaisie, l’Indonésie ou encore la Thaïlande se sont positionnés avec des coûts plus attractifs, sur des marchés plus sophistiqués. Nous avons alors assisté à un flux continu d’investissements chinois vers ces autres marchés asiatiques. D’ailleurs, contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas tant les entreprises européennes ou américaines qui ont été moteur de ce mouvement de déplacement des activités hors de Chine que les entreprises chinoises elles-mêmes.

Avec quels impacts sur les chaînes d’approvisionnement ?

Elles sont devenues à la fois plus complexes et plus efficaces, surtout à l’intérieur du continent asiatique. Auparavant, des chaînes entières étaient concentrées en Chine, les produits finis étant exportés directement vers l’Europe, le Japon ou les États-Unis. Désormais, les pièces essentielles sont fabriquées en Chine mais les composants peuvent être produits au Vietnam et assemblés en Malaisie.

La pandémie de Covid a révélé les limites de cette complexité. La fermeture de ports ou de sites de production en Chine a eu des effets d’entraînement sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement mondiale. Les entreprises en ont tiré des leçons sur leur dépendance à Pékin en accélérant leur stratégie de diversification géographique de leurs fournisseurs.

En mettant en évidence les vulnérabilités à des interruptions délibérées, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a accentué cette nécessité de réduire la dépendance à la Chine. Biden s’est efforcé de répondre à cet enjeu, puis Trump à son tour, depuis son second mandat, de façon bien plus agressive au travers de l’augmentation drastique des droits de douane.

Dans cet environnement, comment réagissent les entreprises ?

Ce contexte d’incertitude a déjà freiné les investissements dans de nombreux marchés. Mais je pense que les affaires reprendront rapidement dès qu’il y aura plus de clarté sur les niveaux de droits de douane. En particulier, les entreprises européennes continuent d’investir massivement en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique.

Y compris en Chine ?

Il y a clairement des réserves aujourd’hui concernant la Chine. Certes, les investissements directs étrangers dans le pays augmentent encore. Mais ceux des entreprises occidentales, eux, reculent. Cela s’explique essentiellement par la crainte des droits de douane : personne n’a envie de s’exposer à l’industrie exportatrice chinoise avec le risque de subir des taxes punitives de la part des États-Unis, voire de l’Europe à l’avenir.

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Ainsi, les entreprises qui investissent en Chine aujourd’hui sont celles qui visent le marché intérieur : elles veulent produire et vendre sur place. C’est particulièrement vrai dans le secteur des biens de consommation et du luxe. Les Européens augmentent tout de même leur présence dans les secteurs où ils gardent un avantage technologique, même si tout ne se passe pas toujours comme prévu. La protection de la propriété intellectuelle s’est certes beaucoup améliorée en Chine, mais reste un point sensible. Globalement, la prudence domine et beaucoup préfèrent développer leurs activités ailleurs en Asie, par exemple en Indonésie dans la fabrication de batteries.

Selon vous, comment l’Europe doit-elle réagir aux bouleversements actuels ?

Alors que les Etats-Unis apparaissent comme un partenaire moins fiable et que la Chine a ses propres combats à mener, en interne et à l’international, je pense que l’Europe a aujourd’hui une occasion unique de retrouver une influence diplomatique et politique à la hauteur de sa puissance économique. Car économiquement elle est très forte, mais diplomatiquement, son poids est insuffisant — on sait pourquoi : à 27, il est difficile d’avoir une position commune. Mais la nouvelle politique américaine, les tensions entre les États-Unis et la Chine, ou encore l’invasion de l’Ukraine, ont contribué à ressouder l’Europe. C’est un début.

Qu’est-ce qui vous rend optimiste ?

Il reste bien sûr des incertitudes. Mais l’accord commercial entre les États-Unis et le Vietnam, par exemple, est encourageant. On espère aussi qu’un autre soit conclu entre les États-Unis et la Chine, après une rencontre Trump-Xi. Tout ceci pourrait rassurer les marchés. Un cessez-le-feu au Moyen-Orient donne de l’espoir, même si, pour l’Ukraine, la situation reste bloquée — mais au moins, il n’y a pas de victoire claire de la Russie, ce qui serait le pire scénario. Les prix du pétrole restent modérés, l’inflation baisse dans beaucoup de pays, autant de bonnes nouvelles. Les investissements reprendront vraiment quand la situation sur les droits de douane sera clarifiée. Mais cette incertitude durera quelques semaines, pas des années.

L’Europe a-t-elle intérêt à se rapprocher de l’Asie, et de la Chine en particulier ?

Elle doit rester ouverte à tout le monde. Comme l’Inde, l’Indonésie, le Brésil ou l’Afrique du Sud, elle n’a pas intérêt à se rallier à un camp. Elle reste un bloc économique indépendant qui peut entretenir des relations équilibrées avec tous et exercer une influence réelle. Les sanctions européennes peuvent peser lourd, mais elles doivent être utilisées avec prudence.

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Pour autant, la relation avec les États-Unis reste fondamentale. L’Europe reste dépendante de la protection américaine via l’OTAN. La hausse des budgets militaires européens répond autant à la pression américaine qu’à la menace sur ses frontières, notamment à l’Est. Mais l’Asie est une région incontournable : c’est là que se trouvent les économies les plus dynamiques, et il est intéressant de voir qu’elles sont aujourd’hui plus ouvertes que les États-Unis.

A court terme, l’Europe redoutait surtout un afflux de produits chinois

C’est une source de préoccupation, car la demande intérieure chinoise est faible et le marché américain difficile d’accès à cause des droits de douane. La Chine garde un avantage de coût et de technologie dans plusieurs secteurs : les véhicules électriques, les technologies vertes et une partie de l’industrie des puces. Si l’Europe ouvrait complètement ses frontières, elle serait submergée. Il est normal qu’elle y réponde par des droits de douane ciblés pour protéger son industrie.

Pour contourner ces barrières, la Chine investit de plus en plus directement en Europe. Elle apporte son savoir-faire industriel, ses capitaux, tout en s’adaptant aux contraintes environnementales européennes. Cette dynamique pourrait inverser la logique : après avoir délocalisé la production en Chine, l’Europe pourrait « réinternaliser » des activités industrielles et d’innovation. Un mouvement similaire pourrait avoir lieu aux Etats-Unis, pour la fabrication de panneaux solaires par exemple, aujourd’hui réalisée exclusivement en Chine. Pour les entreprises chinoises, la production y serait plus chère, mais c’est le seul moyen d’écouler leurs marchandises sur le marché américain.

L’Inde, où Standard Chartered opère depuis 170 ans, va-t-elle profiter de la rivalité Chine – États-Unis ?

Elle en bénéficie déjà depuis dix ans. L’Inde progresse à sa manière, pas en ligne droite. La Bourse explose, les profits grimpent. Elle capte une grande partie de la stratégie « Chine + 1 » car le Vietnam ou la Malaisie sont trop petits pour absorber toute la relocalisation industrielle.

Mais tout n’est pas si simple. Sa main-d’œuvre manque encore de compétences industrielles et son coût logistique, bien qu’il ait diminué sous Modi, demeure élevé à cause de la bureaucratie. Néanmoins de grands groupes mondiaux d’électronique grand public investissent massivement pour produire d’abord pour le marché intérieur puis exporter.

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