Les chiens ne font pas des chats comme disaient nos grands-mères. Quand Hari Dumitras, 65 ans, salue son fils Iulian, 43 ans, le visiteur se sent un peu comme le Lilliputien qui débarquerait chez les Gulliver. Les deux sommets des Carpates culminent à 1 m 92 et présentent un paysage musculeux comparable. À une génération d’intervalle, ces deux Béarnais d’adoption ont fait le bonheur de la Section Paloise (1990-1994 ; 2005-2009) et de la sélection Roumaine de rugby (47 et 50 sélections).

Le père a arrêté sa carrière pro en 1994 quelques années avant que son fils ne prenne la relève. Iulian a tiré sa révérence en 2010 après une blessure au genou. « J’ai compris la réalité du marché du travail de manière abrupte », explique l’arrière qui est aussi passé par Dax, le Stadoceste Tarbais ou Albi. « Tu te dis mince, je n’ai qu’un BEP électrotechnique, qu’est-ce que je fais ? Tu essaies de demander des petits coups de main et en général, c’est là où tu tombes de haut. Toutes ces personnes qui venaient te taper sur l’épaule en te disant « N’hésite pas à m’appeler » te tournent bien souvent le dos le jour où tu en as besoin. »

« Pour la génération de Iulian, c’est plus compliqué parce qu’ils étaient professionnels et ne vivaient que pour le rugby, abonde Haralambie, alias Hari. Moi, sur mon CV j’ai pu inscrire des expériences, j’avais travaillé au garage Renault de la route de Tarbes à Pau, à la Cave de Jurançon. J’ai aussi pu me former et obtenir un diplôme d’état de management sportif de haut niveau à Toulouse. »

La génération Hari dans le public

Pour Hari et ses acolytes, la porte de sortie menait souvent aux collectivités locales. Les municipalités et conseils généraux soutenaient les clubs fanions qui ne manquaient pas d’y placer leurs ouailles. « Beaucoup de copains de ma génération ont fait toute leur carrière à la Ville, reprend Dumitras l’ancien. Une fois lancé, tu ne cherches pas forcément à partir ailleurs. »

Lui a pris l’autre voie générale, qui consistait à convertir un statut de rugbyman international en emploi fédéral. Son diplôme d’état a permis à Hari de candidater à des postes de conseiller technique. Le poste qu’il occupe toujours aujourd’hui en Bigorre. Le géant a aussi donné de son temps pour son pays comme directeur technique national, sélectionneur et président de la fédé roumaine.

« On a mis en place des projets, fait avancer les choses grâce aux partenaires français notamment. J’ai pu entrer à World rugby grâce à mon ami Bernard Lapasset. Mais tout n’a pas marché. Les relations avec les dirigeants de la fédération et les ministères sont difficiles. La Roumanie vit beaucoup avec le passé, si tu arrives avec une vision nouvelle, tu n’es pas forcément accueilli à bras ouverts. »

« J’ai commencé par faire un état des lieux de moi-même et ce dont je suis capable. J’ai compris qu’avec mon caractère, je ne pourrais pas être commandé par quelqu’un »

Quinze ans plus tard, Iulian ne s’y est pas aventuré, trop occupé par sa vie professionnelle en France. « Ça ne m’empêche pas de discuter avec les anciens internationaux, surtout quand on voit l’état de la fédération roumaine aujourd’hui, souffle le fiston. Tant que les mentalités ne changeront pas, que les jeunes joueurs se contenteront de jouer en Roumanie et ne viendront pas s’aguerrir en France comme les Géorgiens, par exemple, ça n’évoluera pas. J’ai essayé d’en faire venir mais ça n’a pas marché. »

Iulian et les copains dans le privé

Et puis, Iulian a bien trop à penser. Dumitras le jeune a rapidement basculé dans son après-carrière, moyennant une période de profonde remise en question. « J’ai commencé par faire un état des lieux de moi-même et ce dont je suis capable. J’ai compris qu’avec mon caractère, je ne pourrais pas être commandé par quelqu’un. Il fallait que je monte ma propre boîte. C’est le cas de beaucoup de copains, Abder Agueb dans l’assurance, Jean-Charles Cistacq dans le commerce, Jean-Marc Souverbie dans la compta… »

La majorité de cette génération est aujourd’hui dans le privé. « J’ai eu plusieurs pistes et j’ai choisi le domaine de l’équipement sportif. En 2011, j’ai convaincu les dirigeants de la marque irlandaise O’Neills de l’importer en France. » L’ellipse narrative ne saurait raconter comment l’ex capitaine de la sélection roumaine a convaincu le patron.

« O’Neills était l’équipementier de la Roumanie et en 2007, il m’avait laissé une carte pendant un après-match de la Coupe du monde. Quand je me suis retrouvé dans la panade, je l’ai appelé et j’ai pu lui présenter mon projet. Lui, il a répondu. » Si O’neills et ses près de 2000 salariés irriguent le marché britannique, Iulian Dumitras pensait que la marque pouvait voir plus loin. « Il y avait la place de développer quelque chose ici parce que le sport français a davantage de moyens. »

L’aventure O’Neills

Une partie des maillots de clubs réalisés par O’Neills en France.

Une partie des maillots de clubs réalisés par O’Neills en France.

Romain Bely

L’équipementier, qui réalise l’ensemble de ses productions en Europe, est aussi l’un des rares à discuter en direct avec les clubs pros ou semi-pros. « Notre marché, c’est vraiment les clubs amateurs. On travaille chaque année avec à peu près de 200 clubs de rugby (90 %), foot et hand, explique le directeur France. On est les seuls à faire de la personnalisation de vêtements avec des quantités et des délais de traitement aussi courts. » De Bizanos à Lourdes, en passant par Tarbes, beaucoup de ces clubs sont établis dans les environs mais on voit la marque sur des maillots en Gironde, en région parisienne et dans le Grand Est.

« Habiller la Section un jour, c’est une de mes priorités, poursuit Iulian. C’est mon club de cœur, celui qui m’a fait grandir. Après, il faut tout calculer. Si on prend la Section, l’investissement peut-il nous permettre de conquérir de nouvelles parts de marché ? » Le cœur, seul, n’est pas bon conseiller. L’ancien joueur l’a bien compris en quinze ans d’entrepreneuriat où il a embauché une quinzaine de salariés et déménagé ses locaux de l’exiguïté du centre de Pau vers le confort de la périphérie.

L’histoire de l’équipementier est contée dans l’escalier qui mène de la boutique du rez-de-chaussée aux bureaux de l’étage. Le boss reçoit dans le plus grand de tous, où sont soigneusement encadrés des maillots échangés avec des joueurs de l’équipe de France, de l’Angleterre, des All Blacks… Plus tout à fait rugbyman mais pas complètement rangé des voitures.