Lors de la conférence de presse qu’il a donnée le 11 juillet pour détailler les menaces qui pèsent sur la France, le chef d’état-major des armées [CEMA], le général Thierry Burkhard, a souligné que la Russie dispose d’un « modèle d’armée complet », pour lequel elle « consacre des efforts colossaux que l’on a du mal à imaginer ». Et d’ajouter : « Je ne vois pas de capacités qui manquent. […] Globalement, sur le papier, l’armée russe dispose de tout ce qu’il faut ».

Reste que, même si son modèle d’armée est « complet », la Russie ne dispose pas de capacités aéronavales dignes de ce nom, contrairement aux autres grandes puissances militaires. Et pour cause : jamais Moscou n’y a attaché une grande importance, y compris lors de la Guerre Froide. Faute de pouvoir accéder à l’océan Atlantique et à la Méditerranée sans risquer une intervention de l’Otan, elle a donné la priorité aux bombardiers stratégiques à long rayon d’action, aux missiles à longue portée et aux capacités sous-marines.

Cependant, dans les années 1970/80, la Russie soviétique se dota de quatre porte-avions à propulsion classique et en configuration dite STOBAR [avec un plan incliné et des brins d’arrêt]. Seul le Bakou [ou Amiral Gorchkov ] est encore en service aujourd’hui… mais en Inde, sous le nom d’INS Vikramaditiya.

Puis, deux autres navires du même type furent construits à partir de 1983 : le Varyag, vendu par l’Ukraine à la Chine, qui en a fait le CNS Liaoning, et l’Amiral Kouznetsov, qui est l’unique porte-avions de la marine russe.

Admis au service en 1995, c’est-à-dire douze ans après le début de sa construction, l’Amiral Kouznetsov fut déployé en Méditerranée orientale en octobre 2016, afin de soutenir les forces russes engagées en Syrie. Au cours de cet unique engagement opérationnel, il perdit deux chasseurs embarqués, à savoir un MiG-29KUBR et un Su-33.

Puis, à l’issue de ce déploiement, l’Amiral Kouznetsov mit le cap vers Severodvinsk pour y être modernisé. Il s’agissait alors de remplacer quatre de ses huit chaudières, de l’équiper de nouveaux systèmes [guerre électronique, communication, défense anti-aérienne] et d’améliorer son système de combat ainsi que ses installations aéronautiques. Ce chantier devait durer trois ans.

Seulement, huit ans plus tard et après plusieurs incidents chute d’une grue sur le pont d’envol, incendies à bord, découverte de malfaçons, arrestation du chef de projet pour corruption, etc.], le porte-avions russe n’a toujours pris son cycle opérationnel, alors que le chantier naval United Shipbuilding Corporation [USC] avait assuré qu’il serait prêt pour des essais à partir de 2024.

A priori, l’Amiral Kouznetsov pourrait ne plus jamais reprendre la mer. Le 11 juillet, s’appuyant sur des sources « bien informées », le journal russe Izvestia a en effet révélé que la marine russe et USC envisageaient de mettre un terme au programme de modernisation du porte-avions, qui serait par conséquent envoyé à la ferraille. En attendant qu’une décision soit prise, les travaux ont été suspendus.

À vrai dire, la marine russe n’a sans doute pas le choix dans la mesure où elle ne dispose plus d’équipage qualifié [soit 1 500 marins] pour garantir le bon fonctionnement du porte-avions mais aussi et surtout pour assurer le bon déroulement des opérations aériennes. En outre, depuis que l’Amiral Kouznetsov est en cours de modernisation, de nombreuses compétences ont été perdues : les marins les plus anciens [et donc les plus expérimentés] ont, pour la plupart, été rendus à la vie civile tandis que les plus jeunes ont été affectés ailleurs.

Reste à voir si la Russie remplacera son unique porte-avions à l’avenir. Ces dernières années, quelques projets ont été annoncés… mais aucun ne s’est concrétisé à ce jour.

Quoi qu’il en soit, deux visions s’affrontent. Ainsi, pour l’amiral Sergueï Avakyants, ancien commandant de la flotte russe du Pacifique, le porte-avions est devenu inutile, trop coûteux et vulnérable. « L’avenir appartient aux porte-avions robotisés et aux drones », a-t-il estimé, dans les pages d’Izvestia. Aussi, l’arrêt des réparations de l’Amiral Kouznetsov « serait une décision tout à fait judicieuse », pense-t-il.

Officier de réserve et expert militaire, Vassili Dandykine défend une ligne opposée. « Le fait que de nombreux pays, dont l’Inde et la Chine, développent actuellement une flotte de porte-avions suggère que de tels navires sont nécessaires », a-t-il dit. Membre du Centre d’études de planification stratégique de l’Académie des sciences de Russie, Ilya Kramnik partage cet avis.

« Une flotte moderne est impensable sans le soutien de l’aviation, et l’absence de porte-avions signifie que tout repose sur le soutien de l’aviation côtière », a-t-il souligné. Favorable au retrait de l’Amiral Kouznetsov, car devenu obsolète, M. Krmanik plaide en faveur de la construction d’un porte-avions « plus petit », ne serait-ce que pour des considérations industrielles.

Cependant, selon lui, faute de disposer de chasseurs embarqués à la « bonne taille » [le Su-33 étant trop imposant], la Russie pourrait se tourner vers la Chine pour se procurer des J-35 et des avions de guet aérien de type KJ600. À moins qu’une version navale du Su-75 « Checkmate » ne soit développée par Sukhoï d’ici-là.