Devant la maison située dans la périphérie d’Aix, une vaste allée de platanes plantés au début du XXe siècle mène à la bastide et à l’arrière une autre allée est plantée de marronniers.
Le Jas de Bouffan à Aix-en-Provence ©Photo: D.R.
Paul Cézanne y vécut 40 ans, de ses vingt ans jusqu’en 1899 en alternance avec Paris où il passait la moitié de son temps. La bastide fut revendue en 1899 après la mort du père de Cézanne parce qu’une des sœurs de Paul Cézanne avait besoin de l’argent de la vente pour rembourser les dettes de jeu de son mari.
En 1901, Cézanne installa alors son atelier (qu’on visite toujours) sur la colline des Lauves, face à la montagne Sainte-Victoire. Il y travailla six ans, jusqu’à sa mort prématurée. En 1906, en effet, le peintre, toujours aussi bougon et atrabilaire, âgé alors de 67 ans, solitaire, diabétique, peignit trop longtemps sous la pluie, au sommet de la colline des Lauves, en face de la montagne Sainte-Victoire qu’il aimait tant et dont la vue serait aujourd’hui menacée par un projet immobilier de la ville. Il mourut quelques jours plus tard d’une pleurésie, le 23 octobre 1906. Jusqu’au bout, il aura été « au motif », comme il le disait, face à la nature dans un combat au corps à corps.
La place du père
Cet été, il faut commencer les visites par celle du Jas de Bouffan (il faut réserver son » créneau »). C’est là qu’Il fit ses premières œuvres sur les murs du salon paternel quand il avait vingt ans et dans son atelier au deuxième étage que son père lui avait installé avec une grande verrière donnant sur le Nord. On a souvent insisté sur l’opposition forte entre Cézanne et son père qui aurait voulu que son fils fasse carrière dans la banque mais une visite au Jas montre au contraire que le père aida le fils, en lui laissant couvrir le salon de peintures qu’on a pu retrouver et qui sont exposées à l’exposition au musée Granet et en lui aménageant cet atelier. De plus, il lui versa toute sa vie une rente lui permettant de continuer son aventure artistique (Cézanne vendit très peu de son vivant).
Cézanne, le révolutionnaire, l’expo de 2006
Au musée Granet, on peut revoir le magnifique portrait que Cézanne fit en 1866 de son père assis, lisant le journal L’Événement, celui dans lequel écrivait Zola, l’ami d’enfance de Cézanne.
Paul Cezanne: Louis-Auguste Cézanne lisant L’Evènement 1866, (détail) National Gallery of Art , Washington ©Crédit :National Gallery of Art , Washington
La bastide et son parc sont restés « dans leur jus » sans meubles ni œuvres de Cézanne mais les visites guidées sont excellentes et permettent de faire revivre Cézanne.
Le projet de restauration doit encore continuer et il est prévu que la ferme devienne un Centre Cézanien de recherche et de documentation, responsable du catalogue raisonné.
Au musée Granet
Il faut ensuite voir la nouvelle grande exposition Cézanne au musée Granet, avec encore plus d’œuvres (130 œuvres au total) que celle marquante de 2006 organisée alors pour le centenaire de la mort du peintre.
Avec Bruno Ely, directeur du musée Granet et grand Cézanien, comme commissaire. Elle s’intitule Cézanne au Jas de Bouffan.
« Moi vivant, jamais une œuvre de Cézanne ne rentrera au musée Granet », s’exclamait son conservateur au début du siècle dernier. Pendant des décennies, la belle ville du sud a snobé son génie. On construisit même en 1970 une autoroute dans le parc du Jas de Bouffan. Aujourd’hui, la ville se rattrape merveilleusement.
Cézanne n’a jamais peint la vie sociale de son époque, jamais des ouvriers ou des paysans à l’œuvre. Jamais, il ne peignit un sentiment humain. Ses sujets sont intemporels : la nature, la lumière, la forme, le divin, les liens étranges entre celui qui voit et la chose vue, entre le senti et le ressenti comme l’a bien expliqué le philosophe Merleau-Ponty. Sa traque est de dégager la forme pour atteindre l’indicible, l’inmontrable, ce qui surgit des choses, le rôle obscur de l’air et de l’espace.
Paul Cezanne, Portrait de l’artiste au fond rose, vers 1875, musé d’Orsay © RMN – Grand Palais – Adrien Didierjean
Mais Cézanne va chercher ses sujets près de chez lui. Au Jas de Bouffan d’abord, comme le montre cette exposition, qui a agi pour lui comme un laboratoire où il expérimente pour répondre à la question : « Arriverai-je au but tant cherché et si longtemps poursuivi ? »
guillement
« Je suis un primitif d’un art nouveau ».
C’est à Aix qu’il suivit des cours de dessin et chercha un style comme le montrent les grandes fresques du salon qui furent enlevées par les nouveaux propriétaires de la bastide au début du XXe siècle et vendues à part.
C’est là qu’il revint si souvent peindre la Bastide et son parc, les paysages, les natures mortes, là qu’il utilisa parfois les paysans du Jas comme modèles ainsi que le montre le célèbre tableau Les joueurs de cartes dont on voit une version de 1893-1896.
Cézanne quitta fréquemment Aix dont il exécrait l’embourgeoisement pour rejoindre à Paris son ami Zola et y pratiquer ce qu’il appela une peinture « couillarde », très noire, avant d’éclaircir sa palette au contact de Pissaro comme l’a montré l’exposition Pissaro-Cézanne qui s’est tenue à Orsay en 2006.
Il revint ensuite sans cesse à Aix, disparaissant un moment au point que ses amis parisiens l’ont cru mort. Il y découvre la lumière du sud à l’Estaque près de Marseille. Sa palette touche maintenant la transparence.
Là où tout est né
Ses sujets furent peu nombreux. Mais qu’importe. Il a peint 60 fois la montagne Sainte-Victoire, dans un corps à corps fastueux dont on voit un bel exemple à l’exposition. La forme est encore marquée, les plans de couleurs donnent une perspective, même si la touche est déjà posée en aplats. Le bleu du ciel glisse dans la verdure et inversement, l’espace et la couleur accouchent des formes. Le cubisme s’annonce. Cézanne doit même souligner le profil de la montagne pour l’indiquer tant les couleurs s’y mêlent. Cézanne réinvente la nature, il disait : « Avoir des sensations et lire la nature. »
Paul Cézanne (1839-1906). Paris, musÈe d’Orsay. Les joueurs de cartes ©HervÈ Lewandowski
Pour lui, un art qui n’a pas l’émotion comme moteur ne peut pas subsister. Il cherchait à exprimer le non pensé, l’informulable, la source mystérieuse des sensations. Il disait aussi qu’il fallait « traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône », et pour cela, il désaxe ou abolit la perspective pour mieux représenter ce qu’il ressentait, il libère la couleur en fragmentant la forme. « Je suis un primitif d’un art nouveau », proclamait-il.
L’exposition s’articule autour du Jas de Bouffan, là où tout est né, avec la reconstitution du Grand Salon, puis les proches au Jas, les autoportraits (dans chaque salle on en trouve un autre), ensuite le paysage, la nature morte et ses célèbres fruits, les baigneurs et baigneuses, qui eux aussi rompent avec les canons habituels. Ils ont des corps étranges, sont rassemblés par sexes dans des rites ancestraux : les hommes semblent participer à un baptême du Christ et les femmes au sauvetage de Moïse.
Cézanne-Pissarro, amis et si différents, l’expo de 2006
On découvre le portrait du jardinier Vallier et celui si mélancolique de Hortense, la femme de Paul Cézanne. Si elle un air si triste, c’est peut-être plutôt la lassitude de devoir poser si souvent. Cézanne peignait très lentement. Parfois, un quart d’heure s’écoulait entre deux touches. Lorsqu’il peignit son marchand Ambroise Vollard, ce dernier, inquiet, demanda après 115 (!) séances de pose, si le résultat était bon. Cézanne répondit que le plastron blanc commençait à être bien.
Ses œuvres à l’exposition (dont de nombreux dessins et aquarelles) sont déjà très modernes, avec leur côté « non fini » laissant des morceaux de toile blanche, Dans ses aquarelles (peut-être des esquisses personnelles ?), il devient quasi abstrait, exprimant un paysage par quelques touches dans un océan de blanc. L’espace devient mental.
Il y a chez le peintre une tension permanente entre son ascétisme et sa sensualité retenue, entre le baroque qui l’habite et le classicisme d’une peinture architecturale. Lorsqu’il peint les carrières de Bibémus à côté d’Aix, dont les pierres ont construit Aix, il fait son pèlerinage à Rome. Il peint alors Aix en creux, explorant le passé comme on peignait le Colisée.
Paul Cezanne: La montagne Sainte-Victoire 1897, Kunstmuseum Bern, legs Cornelius Gurlitt ©Crédit: kunstmseum Bern
Cézanne fut autant revendiqué à droite par les tenants du retour à l’ordre qu’à gauche, par les révolutionnaires de la peinture : Kandisky, les cubistes, les fauves, Picasso qui possédait 12 Cézanne, Gauguin, fan de Cézanne. Et ses grandes baigneuses annoncent les demoiselles d’Avignon de Picasso.
L’exposition est riche d’innombrables prêts surtout des musées américains. Une visite cet été par Aix est un must. De quoi conforter l’idée qu’il fut bien le père de l’Art moderne.
Cézanne au Jas de Bouffan, musée Granet, Aix-en-Provence jusqu’au 12 octobre et visite du Jas de Bouffan tous les jours de 9 h à 19h. Infos sur cezanne2025.com