[Cet article a été publié pour la première fois sur notre site le 2 mars 2025 et republié le 4 avril]
Un mystérieux commando est-il à l’œuvre en mer Méditerranée ? Un groupe organisé de saboteurs téméraires qui s’en prendrait aux navires russes ou soupçonnés de contribuer à la machine de guerre du Kremlin ? L’attaque perpétrée dans le port de Savone [le 14 février] contre un pétrolier, le Seajewel, vient raviver un soupçon né voilà plus d’un an et qui, depuis quelque temps, semble étayé par des indices de plus en plus concordants.
La question s’est d’abord posée fin 2023, quand la marine russe a commencé à faire escorter ses navires marchands effectuant des missions d’intérêt stratégique, comme le transfert d’armes de Saint-Pétersbourg vers la Libye ou la Syrie. Ce type d’opération mobilise des frégates ou des corvettes pendant de longs mois, autant dire des dépenses considérables pour un pays en guerre.
On attribuait alors cette décision à la paranoïa russe à la suite des attaques de drones navals ukrainiens qui ont fait des ravages au sein de la flotte de la mer Noire. Ces engins ont toutefois une autonomie limitée et ne pourraient jamais rallier le Bosphore au départ d’Odessa, d’autant que les services de Kiev ne semblent pas posséder de bases navales en mer Baltique. Mais alors, qu’est-ce qui a bien pu tant effrayer les Russes ?
Les craintes de Moscou semblent avoir pris corps la veille de Noël, quand l’Ursa Major coule corps et biens au large des côtes espagnoles : il s’agissait d’un navire d’un type bien particulier qui transportait entre la Baltique et la Sibérie du matériel nécessaire à la construction d’un nouveau brise-glace à propulsion nucléaire avec lequel le Kremlin entend reprendre la main dans l’Arctique. Sans doute le naufrage a-t-il été un dommage collatéral de la révolution de Damas : le départ du navire avait en effet été avancé pour participer à l’évacuation des bases russes de Syrie après la chute d’Assad.
Des navires stratégiques ciblés
Les nombreuses allées et venues des cargos avec le port [syrien] de Tartous et la nécessité de garder des navires militaires sur place pour protéger les troupes retranchées dans les dernières têtes de pont de Moscou sur le sol syrien ont privé l’Ursa Major d’escorte. L’armateur n’y est pas allé par quatre chemins en déclarant que deux charges explosives avaient été placées sous la ligne de flottaison, provoquant des brèches dans la coque et l’arrêt des moteurs. Deux marins ont été portés disparus et douze autres secourus par les gardes-côtes espagnols. Une opération de sabotage de ce type, dans la houle de décembre, à proximité des courants de Gibraltar, ne peut qu’être l’œuvre de nageurs de combat bien entraînés et soutenus par un navire d’appui logistique mouillant non loin de là.
Un autre épisode obscur date de la fin janvier : un incendie se déclare à bord du bateau espion Kildin, toujours au large de Tartous. Le capitaine éconduit un cargo qui s’est approché pour lui venir en aide, lui intimant de s’éloigner. En service depuis 1970, le Kildin est le doyen des bateaux espions et l’incendie à son bord ne surprend pas tellement, même si ces navires font l’objet d’un soin religieux au vu de l’importance des opérations de renseignement électronique qui leur sont confiées dans le sillage de la marine américaine.
Le pétrolier “Seajewel”, battant pavillon maltais, traverse le Bosphore à Istanbul, en Turquie, le 21 janvier 2025. PHOTO YORUK ISIK/REUTERS
S’ajoute enfin le sabotage du Seajewel à Savone, à l’aide d’un engin explosif placé sur son flanc : sans doute une mine magnétique appelée “mine limpet” [en raison de sa forme évoquant la patelle, limpet en anglais], contenant quelques dizaines de kilos de plastique et une amorce à distance ou à retardement.
La main des services secrets ukrainiens ?
Un sabotage destiné à faire passer un message sans provoquer de catastrophe écologique en mer Tyrrhénienne, une manière de braquer les projecteurs sur les allées et venues de ce pétrolier de 245 mètres de long et d’une jauge de 60 000 tonnes, accusé par le journal Oukraïnska Pravda de contrebande de pétrole brut en provenance de Russie : il ferait partie de la “flotte fantôme” qui falsifie l’origine du pétrole brut et le revend à qui veut.
Son armateur grec a été inscrit en 2022 sur la liste noire des “soutiens de guerre” de Moscou par le gouvernement de Kiev. Il en a été retiré un an plus tard après avoir annoncé la fin de ses activités en Russie, ce qui n’empêchera pas le Seajewel d’accoster par trois fois aux terminaux pétroliers du pays pourtant sous embargo.
La grande interrogation désormais est de savoir qui se cache derrière ces attaques. On pense aux plongeurs qui ont détruit le gazoduc Nord Stream en septembre 2022 : un commando dont les liens avec les services de renseignement de Kiev ont fait l’objet de nombreuses spéculations sans qu’aucune preuve n’en soit fournie à ce jour, même si l’opération était sans doute dirigée contre la Russie.
Les services d’espionnage ukrainiens possèdent bien des soldats d’élite qui ont été formés aux attaques sous-marines dans les meilleures unités de l’Otan, mais quant à mener des attaques en Méditerranée sans laisser de traces, c’est une autre affaire : cela suppose en effet un soutien logistique pour se procurer les explosifs, des moyens d’approcher de la coque sous l’eau, lestés d’engins explosifs, et la capacité d’échapper aux enquêtes des différents gouvernements et aux représailles des agents du GRU [le service de renseignement militaire russe].
À moins que ces sabotages ne soient l’œuvre d’autres mains, peut-être dans le but de répliquer coup pour coup dans la guerre hybride qui se fait jour en Europe, commencée par le Kremlin.