POLITIQUE – La séquence a fait couler beaucoup d’encre. Scandaleuse pour les uns, culte pour les autres, l’interview « Alerte rose » donnée par Thierry Ardisson à l’ex-Premier ministre Michel Rocard figure dans la longue liste des moments forts de la carrière de l’animateur, disparu ce lundi 14 juillet à l’âge de 76 ans. La séquence se déroule le 31 mars 2001, lors de l’émission Tout le monde en parle, diffusée sur France 2.
Le casting est en soi un mini-événement : voici qu’un ancien chef de gouvernement participe à un programme de diversement, où la sagesse et la pondération ne sont pas vraiment les premières caractéristiques. Arrive alors le moment qui va faire tant parler. Après 25 minutes d’interview conformes à ce format phare du service public, et durant lesquelles l’invité est interrogé sur François Mitterrand, la gauche ou Mai 68, Thierry Ardisson soumet donc Michel Rocard à une série de questions à connotation graveleuse.
L’homme en noir se lance : « est-ce qu’embrasser, c’est tromper ? ». Amusé, l’ex-maire de Conflans-Sainte-Honorine se prête volontiers au jeu. « Non », répond le socialiste, qui ajoute sur un ton surjouant l’indignation : « qu’est-ce que c’est que cette philosophie que vous nous trimballez là ? Ça dépend du contexte, j’espère bien que non… ». Le public ricane, et probablement que Michel Rocard ne voit pas (encore) le missile arriver.
Relance de Thierry Ardisson : « et sucer, c’est tromper ? ». Après un moment d’étonnement, l’invité ne se démonte pas. « Non plus », répond l’ex-Premier ministre, déclenchant l’hilarité de l’assistance et les applaudissements de l’intervieweur, comme le montre la vidéo de l’INA ci-dessous.
Gravé dans la mémoire politique
Fin de l’histoire ? Pas vraiment. Car si la séquence dure moins d’une minute, le débat qu’elle provoque va s’étaler durant plusieurs jours, voire semaines. Huit jours plus tard, dans Le Monde, le spécialiste des médias Daniel Schneidermann décrypte ce moment de télévision, alternant entre des moments très politiques et d’autres très légers, déstabilisant les ténors rompus aux plateaux de télévision et à la communication millimétrée. « Pour être juste, ce cynisme d’Ardisson, ce froid regard porté sur les animaux politiques en activité ou au rebut, en fait aussi un des meilleurs intervieweurs de la télévision actuelle », note alors le chroniqueur.
L’épisode est aussi resté, souvent pour le pire, gravé dans la mémoire des politiques. En 2015, alors député LR, Gérald Darmanin explique à L’Opinion la raison pour laquelle il refusait d’aller chez On n’est pas couché, émission mêlant actualité et divertissement ayant pris la suite de Tout le monde ne parle, sur France 2. « On ne doit jamais aller chez Ruquier. Ce n’est pas la place des hommes politiques. Je n’ai pas envie de dire “sucer, c’est tromper “», justifiait-il.
« On m’a souvent reproché d’avoir été l’un des premiers à discréditer la parole politique à la télévision », regrettait pour sa part en 2018 Thierry Ardisson, dans un entretien à Society. « D’abord, ce n’est pas moi qui suis allé chanter “Les Feuilles mortes” chez Patrick Sébastien, c’est Lionel Jospin. Donc je pense qu’ils sont assez grands pour se discréditer tout seuls », avait-il justifié. Plus récemment, l’animateur à succès livrait une anecdote qui montre à quel point ce moment politique lui collait à la peau des décennies plus tard.
En racontant au Figaro sa remise de la Légion d’honneur par le chef de l’État en 2024, Thierry Ardisson assurait qu’Emmanuel Macron n’avait pas pu s’empêcher d’y faire référence avec humour, à travers un jeu de mots, au moment où il le décorait : « parfois, le succès peut tromper ». Dans un communiqué diffusé par l’Élysée ce lundi matin, « le président de la République et son épouse adressent leurs condoléances émues à sa famille et à ses proches ».