Trois ans après l’invasion russe, l’Ukraine continue de résister. Sa capacité de défense, peu anticipée par les analystes, repose en grande partie sur une société civile engagée et exigeante, souligne Anna Colin Lebedev, spécialiste de la région, lundi dans l’émission Tout un monde.

Le 24 février 2022, au moment où la Russie envahissait l’Ukraine, beaucoup prédisaient la chute rapide de Kiev. Trois ans plus tard, le pays tient bon.

Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en sciences politiques à l’Université Paris Nanterre, explore cette résilience dans son nouveau livre « Ukraine: la force des faibles », un essai paru en juin aux éditions du Seuil.

Une résistance façonnée par une transformation sociétale depuis 2014

Avant 2014, vivre en paix était une évidence pour les Ukrainiens et les Ukrainiennes. L’idée d’un conflit armé avec la Russie semblait improbable: seuls 3% de la population ukrainienne la percevaient alors comme une menace, selon un sondage de 2012.

Pourtant, l’annexion de la Crimée en 2014 et le conflit dans le Donbass ont changé la donne. À ce moment-là, l’armée ukrainienne était en mauvais état, sous-financée, mal équipée et peu entraînée.

Face à cette faiblesse institutionnelle, la société civile a pris le relais. « Les Ukrainiens savaient qu’ils ne pouvaient pas entièrement compter sur l’Etat pour les défendre », juge l’experte.

Les fondements de la résistance ont été posés en 2014 pour que, derrière chaque arme, il y ait un Ukrainien prêt à combattre et de nombreux autres prêts à organiser et soutenir le combat

Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en sciences politiques à l’Université Paris Nanterre

« Dans les huit ans qui ont suivi, la société s’est transformée », souligne la sociologue spécialisée dans les sociétés post-soviétiques, notamment la relation entre les citoyens et l’Etat. « Les fondements de la résistance de 2022 ont été posés en 2014 et dans les années qui ont suivi pour que, derrière chaque arme, il y ait un Ukrainien prêt à combattre et de nombreux autres prêts à organiser et soutenir le combat. »

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Une mobilisation citoyenne à plusieurs échelles

Cette période a vu naître une mobilisation inédite. Des milliers de citoyennes et citoyens se sont organisés, ils ont fondé des ONG, soutenu les soldats et se sont engagés jusque dans les rouages de l’Etat, notamment au ministère de la Défense.

Même le recrutement de soldats a été largement soutenu par l’afflux de volontaires. Face à une armée désorganisée en 2014, les citoyennes et les citoyens ont eux-mêmes mis en place des solutions innovantes pour faciliter l’enrôlement, tout en considérant les compétences des civils et en répondant à leurs préoccupations.

Selon Anna Colin Lebedev, cela a permis, en quelques années, de transformer une armée vacillante en une force capable de faire face à l’invasion massive en 2022. « Cette capacité à prendre en mains des tâches normalement dévolues à l’armée a permis de créer un recrutement plus ciblé et efficace. »

>> Reécouter l’interview d’Anna Colin Lebedev dans La Matinale en 2022 : Anna Colin Lebedev sur le plateau de La Matinale. [RTS - La Matinale] L’invitée de La Matinale (vidéo) – Anna Colin Lebedev, son dernier ouvrage sur l’Ukraine et la Russie / L’invité-e de La Matinale / 11 min. / le 12 septembre 2022 La société civile comme moteur d’innovation

En Ukraine, l’engagement citoyen va bien au-delà du soutien à l’effort de guerre. « C’est l’un des moteurs principaux non seulement de la défense, mais aussi de l’innovation et de l’adaptation face aux difficultés successives », affirme la chercheuse.

Ce rapport exigeant à l’Etat, parfois conflictuel, pourrait être perçu comme une fragilité. Pourtant, pour l’Ukraine, c’est une force: une pression constante pour réformer.

L’engagement citoyen est l’un des moteurs principaux non seulement de la défense ukrainienne, mais aussi d’innovation et d’adaptation

Anna Colin Lebedev, auteure du livre « Ukraine : la force des faibles »

Après trois ans de conflit, la société ukrainienne, bien que meurtrie, est dynamisée par les épreuves traversées. Cette résilience la rendra plus exigeante envers ses dirigeants, estime Anna Colin Lebedev. Déjà moteurs de la résistance, ils aspireront à un Etat plus juste et à une société post-guerre plus forte.

Propos recueillis par Eric Guevara-Frey

Article web: Klara Soukup