Les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur, Jérôme tchate depuis déjà vingt minutes avec une jeune femme qui vit à l’autre bout de la France. Elle a tout juste 19 ans et vient de lui confier avoir été victime, quelques minutes auparavant, d’une agression sexuelle dans un bus. Selon son récit, un homme, monté peu après elle, est parvenu à la coincer dans un recoin puis l’a touchée en se masturbant. Elle raconte avoir été tétanisée, incapable de bouger ou d’appeler à l’aide. Son calvaire s’est arrêté lorsqu’un passager a compris la situation et est intervenu.

Patiemment, son interlocuteur cherche à en savoir plus. A quoi ressemblait son agresseur ? A quelle station est-il descendu ? Était-il accompagné ? Autant de questions qui viendront étayer le signalement que ce policier de la plateforme nationale d’accompagnement des victimes – la PNAV – s’apprête à faire auprès du commissariat local. « Plus on recueille d’éléments, plus on gagne du temps dans l’enquête », insiste ce fonctionnaire expérimenté.

L’an dernier, près de 25.000 personnes se sont connectées à ce tchat de la police, spécialisé dans l’accompagnement des victimes de violences conjugales, de violences sexuelles ou sexistes, de cyberharcèlement et de discrimination. « Il faut voir cette plateforme comme un accès supplémentaire aux services de police, explique la capitaine Violaine Doré, à sa tête depuis trois ans. Des personnes qui n’osent pas appeler le 17 ou se rendre dans un commissariat pour dénoncer des faits dont elles sont victimes ou témoins vont se tourner vers nous. » Chaque année, depuis sa création en 2018, le nombre de connexions augmente de 15 à 20 % : dans neuf cas sur dix, il s’agit de femmes, et dans un cas sur dix de mineurs.

« Si elle avait dû parler, elle n’aurait pas pu appeler à l’aide »

Ici, tout se passe par écrit. « Les victimes peuvent se faire entendre sans avoir à parler », aime à répéter la cheffe de la plateforme. Les opérateurs ne comptent plus les appels à l’aide discrètement passés depuis les toilettes ou la salle de bain pour ne pas éveiller les soupçons de leur agresseur. Récemment, une jeune femme séquestrée s’est connectée au tchat en pleine nuit, expliquant être retenue contre son gré chez un homme qui la viole et la violente. Il lui a pris son portable mais elle est parvenue à subtiliser sa tablette pendant son sommeil. Une équipe est immédiatement dépêchée sur place – 5 % des tchats donnent lieu à une intervention d’urgence – et découvre la victime en sang, enfermée dans la salle de bain. « Si elle avait dû parler, elle n’aurait pas pu appeler à l’aide, son agresseur se serait réveillé », insiste la capitaine Violaine Doré.

Les 36 opérateurs qui se relaient de jour comme de nuit, sept jours sur sept, sont spécialement formés pour recueillir la parole et orienter les victimes. Il faut souvent savoir lire entre les lignes. Des histoires anodines en apparence cachent parfois des calvaires. A l’image de cette femme qui a contacté la plateforme après que son mari a déchiré une photo de sa mère décédée. Le geste est odieux mais ce n’est pas une infraction. En creusant, pourtant, l’opérateur se rend compte que cette histoire est l’arbre qui cache la forêt : peu à peu, la victime se livre et raconte une vie de maltraitances physique et psychologique. Il faut savoir détecter les signaux faibles, aider les victimes à prendre conscience de ce qu’elles endurent… Raison pour laquelle les tchats durent en moyenne 52 minutes, mais 10 % d’entre eux dépassent allègrement l’heure et demie. Il arrive parfois qu’un opérateur reste en ligne six heures avec une même personne.

« La plateforme a permis de l’interpeller »

Dans certains cas, c’est l’urgence de la situation qu’il faut savoir détecter. Une crise suicidaire. Une victime en danger de mort. Un agresseur qui pourrait récidiver. L’an dernier, une jeune femme s’est connectée à la plateforme pour dénoncer un viol. Au fil de la discussion, Sandra, la policière de l’autre côté de l’écran, comprend que le drame vient tout juste de se produire. L’alerte est donnée. L’opératrice reste en ligne avec la victime, l’encourage à ne pas se doucher ni se changer jusqu’à l’arrivée des forces de l’ordre afin de conserver de l’ADN. Ces précautions permettront d’obtenir le profil génétique de cet homme et de l’interpeller peu après. Surnommé le « violeur à la trottinette », il était traqué depuis plusieurs semaines pour une série d’agressions. « Dans cette affaire, la plateforme a permis de l’interpeller », se félicite la capitaine Violaine Doré.

Les signalements des témoins sont également pris très au sérieux. Le matin de notre présence, un homme a confié sur le tchat avoir « un problème avec un voisin qui menace sa femme et la frappe régulièrement ». Il n’ose pas composer le 17 par peur des représailles mais livre un témoignage circonstancié qui permet de faire un signalement. Parfois, c’est un proche d’une victime qui cherche des conseils, un enseignant inquiet pour un de ses élèves… Récemment, l’employeur d’une jeune femme s’est connecté, soucieux de ne pas avoir de nouvelles, malgré des coups de fil répété. L’alerte est immédiatement donnée et les craintes se vérifient : la victime est en réanimation pour un traumatisme crânien. Son compagnon, Redha JR, un influenceur star, est interpellé et mis en examen pour « tentative de meurtre ».

« Grâce à vous, j’ai réussi à porter plainte contre mon violeur »

Les opérateurs cherchent systématiquement à orienter les victimes vers un dépôt de plainte. Lorsque ces dernières acceptent, le contenu du tchat est transmis au service compétent, et c’est l’enquêteur qui prend contact avec la victime dans un délai de 7 à 10 jours. « L’objectif, c’est de faciliter au maximum les démarches. Pousser la porte d’un commissariat, raconter une première fois son histoire à l’accueil, patienter en salle d’attente, raconter une nouvelle fois son histoire, c’est très dur. Là, l’enquêteur et le magistrat savent pour quoi elle est là, elle n’a pas à tout reprendre depuis le début. C’est une manière de tisser un lien de confiance », insiste la cheffe de la PNAV.

Dans la moitié des cas, les tchats font l’objet d’un signalement. C’est même systématique dans les affaires concernant les mineurs ou pour les violences conjugales, quitte à lever l’anonymat lorsque cela est nécessaire. Les opérateurs le savent, l’annonce de ce signalement contre le gré des personnes qui se connectent peut créer des tensions. « On comprend cette colère, mais on sait aussi que c’est un mal pour un bien. Ce sont parfois des femmes qui sont dans un tel cycle de violence qu’elles n’ont pas conscience de la gravité de la situation qu’elle nous décrive », assure Cécile, une opératrice.

Pourtant, chaque jour ou presque, la PNAV reçoit des messages d’anciennes victimes les remerciant de les avoir sortis de l’enfer. « Grâce à vous j’ai réussi à porter contre mon violeur », écrit l’une d’elles. « Je voulais vous informer que vous m’avez littéralement sauvé la vie […] merci tellement de nous avoir protégés, mes enfants et moi », poursuit une autre.

* Si vous êtes victime ou témoin de violences conjugales, de violences sexuelles ou sexistes, de cyberharcèlement ou de discrimination, vous pouvez vous connecter sur le tchat de la PNAV