L’itinéraire de deux Américains qui ont décidé, par conviction, de s’installer en Russie illustre deux réalités très différentes. Daniel Martindale a obtenu, mardi, un passeport russe pour services rendus et est devenu la star du moment auprès des propagandistes russes. Derek Huffman espérait trouver le paradis pour chrétien fondamentaliste promis par Moscou, mais s’est retrouvé en première ligne sur le front.

Daniel Martindale brandit fièrement son tout nouveau passeport russe devant les caméras de la télévision d’État, mardi 15 juillet. Cet Américain d’origine vient d’obtenir le précieux document de la main des autorités russes après avoir passé deux ans à espionner l’armée ukrainienne pour le compte de Moscou.

Derek Huffman n’a pas droit aux mêmes honneurs. Le jour de la fête des pères, cet autre Américain arbore un sourire hésitant et peine à retenir ses larmes lorsqu’il s’adresse par vidéo à sa femme et ses enfants – qu’il a emmenés avec lui en Russie – pour leur dire que « tout va bien » là où il se trouve sur le front ukrainien à combattre aux côtés des Russes. C’était il y a un mois ; depuis, sa famille n’a plus de nouvelles de lui.

Vladivostok, son amour

« La juxtaposition de ces deux histoires humaines est vraiment frappante ! Et il n’est pas étonnant que la propagande russe exploite le cas Daniel Martindale, tandis que les médias ukrainiens insistent sur le destin de Derek Huffman comme contre-exemple de ce qui attend les Américains qui choisiraient de venir en Russie », souligne Will Kingston-Cox, spécialiste de la Russie à l’International Team for the Study of Security (ITSS) Verona.

Né dans le nord des États-Unis, Daniel Martindale est tombé amoureux de la Russie dès son plus jeune âge en 2001, alors qu’il vivait en Chine avec ses parents, des chrétiens très pieux attachés aux valeurs familiales traditionnelles. C’est à cette époque-là que des Russes rencontrés sur place leur font visiter Vladivostok en leur décrivant le pays comme un paradis pour tous ceux qui sont attachés aux valeurs conservatrices.

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Un message qui fait écho à la propagande développée et amplifiée depuis lors par le président russe Vladimir Poutine, qui va jusqu’à offrir un visa temporaire à tous les opposants « à l’idéologie destructrice et décadente néolibérale » des démocraties occidentales.

Deux ans à espionner pour Moscou

Le jeune Daniel Martindale était à 100 % sur la même longueur d’onde lorsqu’il a emménagé à Vladivostok en 2018. Après le début de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, c’est avec la foi des nouveaux convertis qu’il décide de se dévouer à la cause russe. « Je me suis rendu compte que je voulais être du côté russe si la troisième guerre mondiale venait à éclater », a-t-il affirmé dans une interview accordée au Wall Street Journal en février dernier.

Mais pas en première ligne : il s’est installé dans le Donbass ukrainien où il a réussi à se faire passer pour un ami de Kiev tout en faisant discrètement passer des informations à ses contacts russes sur les mouvements de l’armée ukrainienne. Un rôle d’espion que Daniel Martindale a joué pendant deux ans. Fin 2024, les Russes ont finalement déclenché une opération d’extraction pour le ramener du côté russe du front. « Une mission menée à bien par des forces spéciales, ce qui en dit long sur l’importance de cet agent pour Moscou », souligne Will Kingston-Cox.

Après lui avoir remis son tout nouveau passeport, les autorités russes ont insisté sur l’importance des renseignements fournis par Daniel Martindale, suggérant que ceux-ci leur avaient permis de prendre deux villages aux Ukrainiens. Un scénario discutable pour les experts interrogés par France 24. « Je ne pense pas qu’un étranger, qui n’était même pas directement avec l’armée ukrainienne, ait pu avoir des informations d’importance capitale », assure Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité en Russie à la London School of Economics. Qu’importe : aux yeux des propagandistes russes, c’était le bon message à faire passer. « Probablement en partie pour nourrir les soupçons des services de renseignement ukrainiens à l’égard des volontaires étrangers », ajoute cet expert.

Père de famille envoyé au front

Derek Huffman aimerait aussi obtenir la nationalité russe. Avec sa femme et ses trois enfants, il s’est installé au printemps dernier à Istra, une ville située à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Moscou. Comme Daniel Martindale, ils ont immigré en Russie par attachement aux valeurs « chrétiennes traditionnelles ». « C’est un meilleur environnement moral pour les enfants », a assuré la femme de Derek Huffman dans une vidéo tournée deux mois après leur arrivée sur place.

Peu après, ce Texan d’origine décide de s’enrôler dans l’armée, ce qui doit lui permettre d’obtenir pour lui et sa famille des papiers d’identité russes en un an. S’il survit… Mais Derek Huffman n’est pas inquiet : il est étranger, fait des vidéos présentant sa vie en Russie comme l’aboutissement d’un rêve. Un vlogueur américain qui sert la cause de Poutine ? L’armée va sûrement le mettre à l’abri comme « correspondant de guerre » ou un poste similaire. Après tout, à l’instar de Daniel Martindale, il est la preuve en chair et en vidéo que « la Russie n’est pas isolée et que son discours de fer de lance de la vraie foi dans le monde attire des Occidentaux et même des Américains. Ce sont des exemples concrets que la Russie représente l’alternative ‘morale’ au modèle américain », note Stephen Hall, spécialiste de la Russie à l’université de Bath.

Pourtant, l’armée russe ne l’entend pas de cette oreille et, après quelques semaines d’entraînement, Derek Huffman est envoyé au front comme simple soldat. « Il y a fort à parier que Derek Huffman est tombé sur un recruteur qui n’en avait pas grand-chose à faire de son profil car il avait un quota à remplir. C’est l’illustration des contradictions de la Russie qui, d’un côté, veut se dépeindre comme ce pays sachant récompenser les Occidentaux qui viennent s’y installer et, de l’autre, a besoin de toute la main-d’œuvre possible pour mener sa guerre en Ukraine », résume Jeff Hawn.

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Depuis le départ de ce père de famille pour le front, les productions vidéo de la famille Huffman ont sensiblement changé de ton. Fini les musiques entraînantes et les effets de montage qui conféraient un certain dynamisme positif à ces réalisations. Dorénavant, les vidéos montrent surtout la mère qui se promène dans les rues de son quartier. Le ton se veut toujours positif, mais les thèmes abordés – la difficulté de payer les factures ou encore les bizarreries des magasins russes – révèlent plutôt les difficultés de s’adapter à cette nouvelle vie. La femme de Derek Huffman a par ailleurs publié une vidéo en dehors de sa chaîne YouTube dans laquelle elle se plaint du sort que l’armée à réservé à son mari.

« Le cas de Derek Huffman a dû échapper à la vigilance des propagandistes, car les conséquences peuvent être mauvaises en termes d’image », souligne Joanna Szostek, spécialiste de la propagande russe à l’université de Glasgow (Écosse). En l’occurrence, « le cas Huffman donne l’impression que la Russie est prête à exploiter cette image de havre pour partisans des valeurs traditionnelles afin d’attirer des étrangers qui seront, si besoin, envoyés au front comme de la chair à canon », souligne Will Kingston-Cox.

Pour Joanna Szostek, « c’est du pain bénit pour les propagandistes ukrainiens qui se sont emparés de l’histoire de cette famille pour dire que c’est le sort qui attend les étrangers prêts à venir soutenir la Russie, qui n’hésitera pas à mettre leur vie en danger ».