L’affaire pourrait prêter à sourire si l’enjeu n’était pas si dramatique. À en croire des vidéos virales qui circulent sur Internet, le chanteur américain emprisonné R. Kelly, Beyoncé et le pape Léon XIV sont d’accord sur un point : le chef de la junte du Burkina Faso, le capitaine Ibrahim Traoré, est un dirigeant fantastique.
Des vidéos, visionnées plusieurs millions de fois, montrent le chanteur américain, actuellement emprisonné pour trafic sexuel, chanter depuis sa prison, au piano et les larmes aux yeux, une ode en anglais au capitaine Traoré, un homme « debout » qui « a tout risqué » et « se bat pour la paix dans sa terre natale ».
R.Kelly en prison, Beyoncé au soutien, le pape Léon XIV à la plume…
Dans une autre, on voit la star américaine, Beyoncé (ou une création qui lui ressemble vaguement) appelant à protéger le capitaine Traoré, « la voix des faibles » et « le capitaine de notre vaisseau ». Une autre encore montre le pape répondant à une supposée lettre du capitaine Traoré.
Ces images détournées sont la tête de pont d’une campagne de désinformation menée depuis plusieurs semaines par la junte burkinabè pour héroïser son chef, loin des violences djihadistes qui endeuillent son pays et de la répression des voix discordantes.
Mêlant propagande et contenus générés par intelligence artificielle (IA), elles se sont intensifiées depuis avril et ont été particulièrement relayées dans des pays anglophones d’Afrique de l’Ouest.
« Culte de la personnalité »
« Ces campagnes d’influence et de désinformation visent à étendre le culte de la personnalité autour du capitaine Traoré vers les voisins anglophones du Burkina Faso », explique un chercheur américain sous couvert d’anonymat.
Et à détourner l’attention de l’incapacité du leader de la junte, à tenir son engagement, pris en prenant le pouvoir par un coup d’État en septembre 2022, de reprendre le contrôle du pays en six mois face aux djihadistes affiliés à Al-Qaïda et à l’État islamique.
Parallèlement, des campagnes de désinformation sont apparues dans plusieurs pays anglophones africains après que le général américain Michael Langley, alors chef du commandement des Etats-Unis pour l’Afrique (AFRICOM), a accusé la junte de détourner les ressources minières pour financer sa sécurité. Des propos dénoncés par les autorités burkinabè, mais aussi par leurs voisins et alliés du Niger et du Mali.
Une armée numérique
Des activistes et influenceurs anglophones, en Afrique et même aux Etats-Unis, ont relayé de la désinformation, notamment pour dénoncer Langley et magnifier Traoré.
Si « certains influenceurs se sont auto-saisis de cette campagne pour en faire un fonds de commerce, d’autres ont été contactés par le dispositif d’influence informationnelle de la junte », explique un spécialiste burkinabè en influence informationnelle, qui préfère garder l’anonymat pour raisons de sécurité.
Selon lui, la junte dispose de groupe de cyber-militants qui « fonctionnent comme une armée numérique » avec « à leur tête le militant Ibrahima Maïga, installé aux Etats-Unis ».
Des connexions russes
« Ils relaient un narratif anti-impérialiste, qui présente le capitaine Traoré comme celui qui va sauver le Burkina et l’Afrique du néocolonialisme de l’Occident, ajoute-t-il. Et leur narratif « arrange la Russie, qui l’amplifie à son tour ».
Retrouvez ici toute l’actualité internationale
« Certains rapports ont établi des connexions russes dans la récente poussée de ces opérations de désinformation », observe le chercheur américain, précisant que la campagne pro Traoré cible le Ghana et particulièrement le Nigeria, un géant dont la déstabilisation « aurait des effets significatifs sur la région ».
« Les médias au Burkina et au Togo ont accepté de l’argent d’agents liés à la Russie pour relayer ces campagnes », soutient le journaliste nigerian Philip Obaji, spécialiste des opérations d’influence russes.
La guerre de la désinformation
Au Burkina, la junte a chassé les médias internationaux du pays et les journalistes locaux s’autocensurent, craignant d’être arrêtés et envoyés au front pour lutter contre les djihadistes comme cela est arrivé à certains de leurs confrères.
Des Burkinabè de la diaspora s’efforcent de démentir le narratif de la junte, en relayant par exemple sur les réseaux sociaux les revendications d’attaques de groupes djihadistes.
Mais au Burkina, commenter ou partager ces publications est assimilé à une apologie du terrorisme, passible de peines d’emprisonnement de un à cinq ans.