Si les rapports des journalistes maralpins avec leurs « voisins varois » furent parfois rugueux, teintés de méfiance réciproque, ce ne fut jamais le cas avec les « cousins corses ».
« Probablement parce que la diaspora a toujours été bien implantée à Nice, avance Charles Monti, ancien directeur régional de Corse-Matin. En juillet-août, on voyait de nombreux confrères prendre leurs quartiers d’été sur les hauteurs de l’île. Ceci explique peut-être cela. »
Les premières pages dédiées à « la vie en Corse » paraissent dans Nice-Matin fin avril 1946. François Guarnieri est chargé d’animer cette chronique et de recruter des correspondants locaux.
« On commençait souvent en bas de l’échelle, sans contrat ni statut, explique Charles Monti. En 1963, j’étais encore au collège lorsque j’ai écrit pour me plaindre de la couverture déficiente du rugby. L’adjoint au chef des Sports, René Cipriani, m’a répondu en me proposant de m’en charger moi-même. C’est comme ça que j’ai rédigé mes premiers papiers. »
Cette méthode permet de quadriller l’île avec des « gens du cru » – pas forcément de grandes plumes, mais des personnes impliquées sur leur territoire et parfaitement informées.
Le réveil de l’identité insulaire
La prise en considération des spécificités locales est un autre atout majeur du titre. À cette époque, les vendeurs ambulants font le tour des villages pour fournir les produits de première nécessité. Ils portent aussi le journal que les clients achètent, machinalement, avec le pain, les œufs et le lait.
Le quotidien surfe aussi, plus subtilement, sur le réveil de l’identité insulaire. Peu de temps après les événements d’Aléria (1), considérés comme l’acte fondateur de la renaissance du mouvement nationaliste, Nice-Matin Corse change discrètement de nom et devient Corse-Matin. En quelques années, ces choix stratégiques permettent au quotidien de s’imposer face à la concurrence. Non sans susciter des grincements de dents.
Gaston Defferre fait partie des personnalités que ce succès agace. Le maire socialiste de Marseille, également propriétaire du Provençal, n’accepte pas que l’édition insulaire de son journal – La Corse – se vende quatre à cinq fois moins que celle des « Niçois ». À plusieurs reprises, il mobilise ses troupes pour conquérir des parts de marché. Cette guerre connaît plusieurs épisodes, jusqu’à l’ultime assaut mené en 1989 par Jean-René Laplayne. Le journaliste marseillais, né Jean-Dominique Chiocca, déploie des moyens considérables pour rameuter les lecteurs. Sans succès.
« Si nous avions un ratage… »
« Il y avait une vraie différence de qualité, se rengorge Antoine Feracci, chef d’agence à Corte pendant trente ans. Nice-Matin était plus complet, mieux organisé, imprimé sur du meilleur papier. Nous avions aussi la possibilité de boucler plus tard, ce qui nous permettait de traiter plus efficacement les faits divers. »
Sur le terrain, la course à l’info est féroce. « Tous les matins, on se précipitait sur Le Provençal, se souvient Lucie Mignucci, secrétaire à Ajaccio. Malheur à nous si nous avions un ratage ! Heureusement, ça n’arrivait pas souvent… »
« Ça n’empêchait pas de nouer des liens d’amitié, insiste Jean-Marc Raffaelli, reporter à Bastia. J’ai passé plus de temps avec Jean-Paul Cappuri, qui jouait dans l’équipe adverse, qu’avec ma propre compagne ! On buvait des coups ensemble. Mais sur le terrain, c’était chacun pour soi. »
« Cela restait cordial, souligne Charles-Louis Seatelli, futur directeur départemental adjoint de Nice-Matin, en poste à Bastia au début des années quatre-vingt-dix. Lorsqu’une agence était perquisitionnée par la police, après une conférence de presse clandestine, on prévenait les collègues que les condés n’allaient pas tarder à débarquer chez eux. Et ils faisaient pareil. »
Le choc de la fusion
Après le rachat de Nice-Matin par le Groupe Lagardère, en 1998, l’annonce de la fusion des deux titres est un choc. « D’autant que le projet de départ était que Corse-Matin disparaisse, absorbé par La Corse, s’étrangle Antoine Feracci. Dès que la chose a été connue, nous avons formé un collectif de protestation – U Culletivu – dont j’ai pris la présidence. Ça a été une période pénible. Mais finalement, la logique économique a prévalu. La Corse est devenu un supplément hebdomadaire de Corse-Matin, avant de disparaître quelques années plus tard. »
La greffe entre les concurrents d’hier est parfois difficile. Certains lecteurs ne s’y retrouvent pas tout à fait. Mais sous la présidence de Michel Comboul, le journal affiche toujours une santé insolente. Avec plus de 45 000 exemplaires vendus chaque jour, Corse-Matin demeure l’un des titres les plus rentables de la presse française.
Ce qui n’empêche par le quotidien de connaître, en mai 2006, la grève la plus longue de son histoire. En raison d’un conflit opposant la direction de Nice-Matin aux porteurs de sa filiale Publinice, le titre est absent des kiosques pendant cinq semaines. « Dans les villages isolés, ça a pesé sur le moral des personnes âgées, grince le photographe cortenais Jeannot Filippi. Pour elles, »u ghjurnale » constituait souvent leur seul lien avec le reste de l’île. »
Un mois plus tard, Corse-Matin change de format – il passe du tabloïd au berlinois – et rompt le cordon ombilical avec le continent. Le quotidien est désormais imprimé sur le site de Bastia-Poretta. « Je n’y étais pas favorable, s’agace Lucie Mignucci. C’était une façon de prendre nos distances avec le siège du journal. Je ne voyais pas cela comme un progrès. »
D’autres, comme Charles Monti, applaudissent des deux mains : « Enfin, nous n’étions plus tributaires des aléas du trafic aérien, dont nous avions pâti si souvent ! J’étais enchanté ! »
La dernière page de l’histoire commune de Nice-Matin et de Corse-Matin s’écrit en 2014. La mort dans l’âme, les salariés azuréens et varois se résignent à céder leur branche insulaire à Bernard Tapie pour financer leur projet de reprise. De nombreux journalistes en profitent pour quitter le navire, au terme d’un voyage, sans escale et presque sans nuage, qui a duré 67 ans.
1. Les 21 et 22 août 1975, des militants de l’Action régionaliste corse occupent une cave viticole tenue par un pied-noir. La réponse musclée du gouvernement français est à l’origine de violentes émeutes en Corse, notamment à Bastia.
Charles Monti avec le premier numéro de « Corse-Matin » imprimé à Bastia-Poretta. Photo Lionel Paoli.