Par
Antoine Blanchet
Publié le
20 juil. 2025 à 6h06
La fresque est située à côté de la porte d’entrée du lieu. Réalisée il y a quelques mois, elle représente Les Frigos, ancien lieu de stockage d’aliments transformé en ateliers d’artistes à Paris. Si la ressemblance est là, un détail interroge. Des petits nuages sont peints devant plusieurs fenêtres. « Ils représentent les locaux vides qui ne sont pas reloués après le départ ou la mort des anciens occupants », explique Jean-Paul Réti, sculpteur présent dans ce lieu emblématique du 13ᵉ arrondissement depuis 1985. Les Frigos, qui accueillent plus de 100 artistes, artisans et entreprises, font face à un avenir empli d’incertitude.
Un lieu chargé d’histoire
À l’origine de ce projet sans pareil dans la capitale : un retour sur investissement. Ces imposants bâtiments sont sortis de terre en 1920 pour y entreposer la viande et les légumes destinés aux Halles de Baltard, là où se tient aujourd’hui le forum à Châtelet. « Après le transfert des entrepôts à Rungis (Val-de-Marne), le lieu est tombé en désuétude dans les années 70. La SNCF l’a alors racheté pour un franc symbolique », raconte Jean-Paul Réti, qui préside aussi l’APLD91, association de locataires du lieu.
C’est dans les années 80 que la société ferroviaire décide de mettre en location ces espaces isolés au milieu des rails. Jean-Paul Réti est l’un des premiers occupants, arrivé en 1985 : « La SNCF voulait qu’il y ait une présence dans ces lieux de stockage. J’ai payé 1 700 francs pour la location. Il n’y avait ni eau, ni électricité. On a dû tout installer nous-même en plus de payer le loyer ». Une première incongruité immobilière pour un lieu qui n’en manque pas.
Un lieu unique en son genre
D’année en année, les différents espaces se remplissent aux Frigos. Au total, ils sont un peu plus de 100 à peupler ce lieu industriel. On y trouve des artistes, des musiciens, mais aussi des artisans et des petites entreprises. « On va avoir des gens qui gèrent des restaurants ou bien un accordeur de piano », égrène Stéphane Gérard, plasticien qui loue aussi un espace aux Frigos. Trois lieux de formation accueillent aussi des élèves : une école de couture, une de jazz et une de théâtre. Les loyers dépendent de l’espace, mais peuvent aller jusqu’à 3 500 euros par mois.
Cette diversité dans ce bâtiment plus que centenaire, c’est son histoire industrielle qui l’a permis. « Les murs sont très épais et renforcés avec du liège. À l’origine, c’était pour isoler le froid. Aujourd’hui, ça préserve du bruit », affirme Jean-Paul Réti. Dans les couloirs des Frigos, le silence omniprésent ne peut que lui donner raison. L’isolation de qualité est ainsi une aubaine pour des artisans et créateurs dont les œuvres nécessitent un certain nombre de décibels. « Je n’aurais jamais pu produire ce que j’ai produit si je m’étais retrouvé dans un immeuble haussmannien ! », confie Stéphane Gérard. Le plasticien a notamment réalisé dans l’un des bâtiments une partie de la reproduction de la grotte préhistorique de Chauvet.
Au fil des ans, Les Frigos ont acquis une grande renommée dans le milieu artistique. Dans le hall du bâtiment principal, une feuille A4 accrochée au mur liste les noms prestigieux venus se rafraîchir l’épiderme. Ray Charles côtoie Michel Leeb et Victoria Abril, David Copperfield. Plusieurs célébrités ont aussi témoigné de leur attachement au lieu. « Un lieu magique et propice à l’inspiration », a ainsi écrit le styliste Jean-Paul Gaultier. À ces soutiens de stars s’ajoutent ceux de la population. « On est très connus en France et à l’international. Il y a chaque année beaucoup de monde aux journées portes ouvertes », déclare Jean-Paul Réti.
Des dégradations successives
Malgré cette aura dans le monde artistique, le temps a passé sur Les Frigos. L’ancienne friche industrielle isolée se voit désormais entourée de grands immeubles, à la suite du pharaonique plan d’urbanisme Paris Rive Gauche dans les années 90. C’est à cette période que la Ville de Paris devient propriétaire des Frigos.
Aujourd’hui, l’ancien bâtiment industriel accuse un sérieux coup de vieux. La peinture extérieure n’a pas été rafraîchie depuis 1920. Sur la façade, un filet a été installé pour éviter les chutes de petits bouts de mur. À cela s’ajoutent de nombreuses dégradations commises à l’intérieur. Les tags, omniprésents, vont jusqu’à recouvrir les plans d’évacuation en cas d’incendie. « Beaucoup de gens pensent que le lieu est un squat. Mais même dans un squat, il y a des règles », s’énerve Jean-Paul Réti. Ce dernier pointe du doigt l’inaction de la mairie : « Nous payons des loyers directement à la municipalité, mais il n’y a pas de rénovation ».
Interrogé à ce sujet, le maire du 13e, Jérôme Coumet (PS), tempère le propos : « On a mis beaucoup d’argent dans Les Frigos. Il y a eu des interventions lourdes, notamment pour la sécurité incendie. Entre 2016 et 2022, plus de deux millions d’euros ont été injectés ». Une somme équivalente a aussi été dépensée entre 2023 et 2024, affirme l’édile. L’an passé, l’alerte a toutefois été chaude dans les espaces frigorifiques. « On a eu des inquiétudes sur la stabilité de l’édifice, car des ateliers s’affaissaient. Mais en regardant de plus près, c’était moins inquiétant qu’il n’y paraît », relate Jérôme Coumet.
Quel avenir pour le lieu ?
Malgré ces assurances, les lendemains restent incertains pour Les Frigos. Comme l’indique la fresque près de la porte d’entrée, plusieurs locaux ne sont pas remis en location et restent vides. « La Ville attend que les gens meurent pour fermer le bâtiment », affirme Jean-Paul Réti. De son côté, la mairie argue que l’absence de nouvelles locations est liée aux futurs projets de rénovation.
Car c’est là l’enjeu principal. Le lifting du bâtiment est d’envergure, mais difficile à estimer. « C’est un peu comme une poule devant un couteau. C’est comme si on avait un frigo habité et qu’on nous demandait de le rénover. Il va falloir lancer des études un peu sérieuses en espérant qu’on puisse avoir quelque chose d’atteignable », reconnaît Jérôme Coumet, qui se déclare attaché à ce lieu original. Coup de frein supplémentaire au projet : les élections municipales à venir.
Toujours est-il que si rénovation il y a, la question du maintien des locataires dans les espaces durant le temps des travaux devra se poser. Une décision peu entendable pour Jean-Paul Réti : « Nous sommes plusieurs à avoir des activités bruyantes, ce qui complique notre relogement. Et quitter Paris alors que nos réseaux s’y sont depuis des années sonnerait comme un retour à zéro ».
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