Le Cerro Rico est une gueule cassée qui domine la ville de Potosí de ses 4768 mètres d’altitude. Une montagne de rouille et d’ocre vidée de ses entrailles, ployant sous son propre poids qui voit chaque jour des milliers de mineurs entrer en son sein pour la dépecer morceau par morceau. Autrefois un pic triangulaire quasi parfait, son flanc Est est désormais légèrement affaissé et ses hauteurs criblées de cratères de plusieurs dizaines de mètres de profondeur. «Aujourd’hui, l’effondrement de la partie haute du Cerro Rico est imminent car en 480 ans son exploitation minière n’a jamais cessé», alerte Hernán Ríos Montero, géologue à l’université Tomás Frías de Potosí.

L’histoire de Potosí (4090 mètres) est intimement liée à celle du Cerro Rico. C’est même la découverte, en 1545, de filons d’argent dans la montagne qui conduit les Espagnols à fonder une ville à son pied. Potosí devient rapidement le centre des Amériques coloniales, on y frappe les monnaies d’argent qui sont ensuite envoyées à la couronne espagnole, abreuvant l’Europe de richesses et participant à l’essor du capitalisme historique. La ville et sa «colline riche» ont connu l’ère de l’argent, puis celle de l’étain à partir de la fin du XIXe siècle et depuis les années 80, on en extrait du zinc ou encore des concentrés argent-zinc ou plomb-argent. «Pendant les premiers siècles d’exploitation, seul l’argent était extrait. Les autres métaux et les résidus sans valeur étaient laissés à l’intérieur de la montagne, explique Hernán Ríos Montero, puis, quand les veines d’argent ont été épuisées, les mineurs ont commencé à exploiter ces amas encore riches en métaux et le Cerro Rico a peu à peu été vidé.»

Ces quinze dernières années, la partie supérieure du Cerro Rico s’est rapidement dégradée avec la formation de plusieurs cratères, dûs à des éboulements. En 2014, le site de Potosí — inscrit à l’Unesco depuis 1987 — est placé sur la liste du patrimoine mondial en péril. Depuis, peu de mesures ont été prises pour tenter de préserver la «colline riche» de l’effondrement. En 2022, une décision de justice a interdit toute activité minière au-dessus de 4400 mètres et obligé la Comibol, entreprise minière publique et gestionnaire de la montagne, à relocaliser les coopératives qui travaillaient dans cette zone. Une petite révolution à Potosí, en théorie.

Car dans les faits, l’exploitation du Cerro Rico n’a que peu ralenti. Pailaviri, camp de base minier au pied de la montagne, est une vraie fourmilière avec son manège interrompu de mineurs sur le départ ou se rendant aux mines, ses vendeurs de snacks ou de feuilles de coca et surtout le flot de camions qui descend du Cerro Rico, les bennes remplies de minéraux. Les entrées de mines les plus basses, à 4200 mètres, donnent quasiment sur la route et voient régulièrement sortir des wagonnets remplis de minerai, poussés par deux mineurs casqués. S’il n’y a pas de recensement précis du nombre de travailleurs, il est estimé que 10 à 12 000 mineurs continuent de travailler quotidiennement dans la montagne, un chiffre qui varie au gré des prix internationaux des métaux. «Réduire l’activité minière est très difficile, car cela aurait des conséquences économiques et sociales très fortes à Potosí», reconnaît Santiago Cardeñas, ingénieur à la Comibol.

Le processus de fermeture des mines et de relocalisation des mineurs avance donc très lentement, marqué par des tensions avec les coopératives minières. «Nous attendons qu’elles trouvent un nouveau lieu à exploiter [plus bas, ndlr] pour fermer les mines, cela évite que les mineurs se retrouvent sans travail», détaille Cardeñas devant l’une de ses mines à l’entrée murée et barrée d’un «fermé pour migration». Des 56 mines qui se situaient au-dessus de 4400 mètres d’altitude, 36 ont été fermées avant 2025, 10 devraient l’être cette année et les 8 dernières seront normalement condamnées en 2026. «Idéalement, il faudrait relocaliser les activités loin du Cerro Rico, avance Freddy Llanos, ingénieur minier à l’université Tomás Frías, mais, comme en Bolivie, il n’y a presque pas de prospection et d’exploration minière, la Comibol n’est pas en capacité de proposer cela aux coopératives.»

L’enjeu social est essentiel pour comprendre pourquoi la fermeture des mines traîne autant à Potosí même s’il ne suffit pas à lui seul pour saisir le rapport de force qui est à l’œuvre sur le Cerro Rico. Si la Comibol est bien la gestionnaire de la montagne, censée à ce titre contrôler son exploitation, les coopératives minières ont un poids politique non négligeable. Ce secteur, allié des différents gouvernements du MAS (2006-2019 avec Evo Morales puis 2020-2025 avec Luis Arce), est surtout le défenseur de ses propres intérêts. Le ministère des Mines et de la Métallurgie est ainsi contrôlé par les coopératives et l’actuel ministre, Alejandro Santos Laura, a été président de la Fédération nationale des coopératives minières de Bolivie. «Tout ce qu’ils veulent, c’est continuer à s’enrichir grâce au Cerro Rico, s’agace Freddy Llanos, et comme ils ont beaucoup de pouvoir, ils freinent tout processus de préservation.»

Si la situation est aussi tendue, et surveillée, autour de la partie haute, c’est parce qu’il s’agit de la plus riche en métaux, celle qui changerait à jamais la forme du Cerro Rico si elle venait à s’effondrer complètement. Mais les éboulements ont lieu sur toute la montagne, même très près de Pailaviri. «Je vis dans cette petite maison depuis vingt-sept ans, et elle risque de s’écrouler car il y a des mineurs qui travaillent en dessous», témoigne Lucía. Elle fait partie des quelque 200 guardas du Cerro Rico, sortes de concierges des mines qui vivent sur la montagne et protègent les outils et le minerai des voleurs. Payées un salaire de misère — 60 à 130 euros par mois —, vivant sans eau courante et parfois sans électricité, elles sont aussi les premiers témoins de ces éboulements. «Cela ne freine pas du tout les mineurs, je dirais que ça les laisse indifférents, poursuit Lucía. J’ai dû réclamer pendant des mois pour qu’ils me construisent finalement une nouvelle maison. Ils ne voulaient rien entendre.»

Pour l’ingénieur Llanos, la fermeture des mines au-dessus de 4400 mètres d’altitude ne fera que freiner, légèrement, les coopératives : «Il est tout à fait possible d’entrer dans le Cerro par une mine à 4300 mètres, puis de remonter de l’intérieur, car il y a des passages entre les différentes mines. Donc les coopératives vont continuer à venir exploiter la zone.» Si la fermeture de ces mines pourrait, dans le meilleur des cas, éviter une dégradation de la situation, l’intérieur du Cerro Rico reste creux et donc sujet à des éboulements réguliers. Dans l’espoir de les freiner et de stabiliser la structure, l’entreprise publique finance le remblai des éboulements avec du gravier et matériaux sans valeur extraits de la montagne.

Direction l’éboulement 103, situé à 4600 mètres d’altitude. S’engager sur l’une des nombreuses pistes qui serpentent le long de la montagne permet d’apercevoir les différentes raffineries de minerai installées à son pied, certaines des lagunes artificielles construites au XVIe siècle pour alimenter les moulins qui broyaient le minerai d’argent et les camions qui acheminent lentement le remblai vers les hauteurs. «Ici, il y avait une crevasse de 60 mètres de profondeur, indique Gregorio Socaño, l’ingénieur de la Comibol. Maintenant, c’est en partie rebouché, nous attendons de voir si l’éboulement est stoppé et tant que ça continue, nous remblayons.» Selon Hernán Ríos Montero, le géologue de l’université Tomás Frías, c’est une perte de temps et d’argent : «C’est comme un sablier géant, tu déverses en haut, ça retombe en bas. Tu ne vas pas remblayer une montagne vidée pendant cinq siècles en quinze ans avec des camions et c’est sans compter les mineurs qui continuent de travailler en dessous.»

Selon les chiffres de la Comibol, un tiers des 146 éboulements est remblayé de cette façon. «C’est une mesure temporaire mais pour le moment c’est la seule que nous pouvons financer et il est très difficile de mener des études pour des projets plus ambitieux car le mont change constamment et donc ces études deviennent vite caduques», reconnaît l’ingénieur Socaño. C’est peut-être là, le nœud principal du casse-tête potosino : le manque de temps et surtout d’argent. «Des millions et des millions, des milliards sûrement, ont été sortis du Cerro Rico, nous sommes co-responsables de l’enrichissement de l’Europe mais nous n’avons plus assez d’argent pour sauver notre montagne», se lamente Freddy Llanos, en grimpant vers le sommet.

Là-haut, deux cratères de plusieurs dizaines de mètres de large et de profondeur, visibles par satellite, occupent presque tout l’espace. De la maisonnette qui tenait encore debout il y a un an, il ne reste plus qu’un mur, le reste a été englouti. «Durant plusieurs années la Comibol a essayé de remblayer, de couler du béton léger, mais il n’y a rien à faire», explique Llanos. L’ingénieur et l’université ont une proposition alternative : construire une structure de béton et de métal à l’intérieur de la montagne pour la soutenir et empêcher les mineurs de venir travailler trop haut. «Ça coûterait 3,5 millions de dollars, que nous n’avons pas, et pour le moment, personne n’a d’autres propositions.» L’université comptait mener des travaux préliminaires dans une mine située 80 mètres plus bas. Mais avant de l’abandonner, les mineurs l’ont totalement dynamitée. «La préservation du Cerro n’avance pas et je pense que les prochaines générations de Potosí nos et de Boliviens nous jugeront durement quand ils verront comment nous avons échoué à protéger ce symbole national», lâche Freddy Llanos. «J’espère que le Cerro Rico sera toujours debout quand vous reviendrez à Potosí», ajoute Hernán Ríos Montero, comme un lugubre salut à l’heure du départ. Car pour le géologue, il est déjà trop tard et quand la montagne tombera, elle sera exploitée à ciel ouvert.