Le 10 juillet 2025, à Kyiv, Ivan Voronych, colonel du Service de sécurité ukrainien (SBU), est abattu de cinq balles dans un parking résidentiel. Selon les autorités ukrainiennes, il s’agit d’une opération ciblée, organisée par le FSB, le renseignement russe. Trois jours plus tard, les deux présumés exécutants – un homme et une femme, d’origine azérie – sont tués lors d’un raid du SBU. L’affaire est classée comme une attaque terroriste parrainée par un État hostile.

Ce fait stratégique, dans un pays en guerre, ne saurait être réduit à un simple règlement de compte. Il constitue un symptôme de plus dans une guerre invisible qui s’étend désormais bien au-delà du territoire ukrainien. Une guerre où la Russie ne cherche pas seulement à conquérir, mais à désorganiser, infiltrer, affaiblir les sociétés européennes par des moyens non conventionnels.

Depuis le début de son invasion totale de l’Ukraine, la stratégie russe vis-à-vis de l’Europe a changé de nature. En l’absence d’un affrontement militaire direct, Moscou privilégie une guerre d’usure par infiltration : espionnage, propagande, corruption, influence idéologique, sabotage.

Plusieurs gouvernements européens ont reconnu, ces dernières années, avoir identifié et neutralisé des agents russes opérant sous fausse couverture diplomatique, journalistique, universitaire ou économique. Mais ces expulsions ponctuelles peinent à masquer l’ampleur d’un système rodé, persistant, souterrain, qui s’appuie sur les réseaux, les zones grises légales et les vulnérabilités des démocraties libérales.

Le colonel Voronych dirigeait des opérations sensibles contre des infrastructures militaires russes, notamment les bases aériennes impliquées dans les bombardements contre des villes ukrainiennes, et enquêtait sur les flux de financement illicites entre la Russie et certaines structures religieuses pro-Kremlin actives en Ukraine. Il travaillait aussi sur les relais numériques d’influence russe.

Sa mort est une démonstration de la logique d’État du Kremlin, qui n’hésite pas à neutraliser physiquement un acteur identifié comme stratégique, même en dehors des zones de combat. Une action planifiée, assumée, dans la continuité d’une doctrine brutale : la Russie terroriste frappe au cœur, là où elle estime que cela fait mal.

Kyiv, en guerre totale, a réagi dans sa logique de survie : traque, élimination, silence. Mais la question demeure, bien au-delà de l’Ukraine : combien des agents russes non identifiés circulent encore sur le territoire européen ? Combien de cibles désignées attendent leur tour ?

Le 18 juillet, le gouvernement britannique a annoncé des sanctions contre 18 officiers du GRU, le renseignement militaire russe. Accusés d’avoir dirigé ou coordonné des cyberattaques contre des infrastructures britanniques et européennes, ils sont également soupçonnés de tentatives d’empoisonnement, de sabotage informatique et de manipulation électorale.

Londres envoie un message sans ambiguïté : la Russie ne collecte plus seulement des données, elle mène des opérations offensives sur le territoire européen. Le langage a changé. Les mots sont choisis. Et les cibles sont nommées.

En France, les signaux d’alerte existent, mais restent dispersés, sous-traités ou minimisés.

Le cas de Henri Proglio, ex-dirigeant d’EDF et du CEA, est emblématique : ses liens avec des structures économiques russes sensibles, comme Rosatom ou ABR Management (gestionnaire de fonds liés au Kremlin), ont suscité de vives inquiétudes quant à d’éventuels transferts de technologies et de savoir-faire stratégiques, en dépit de ses responsabilités au sein de grands groupes industriels français.

Autre figure controversée : Xenia Fedorova, ancienne rédactrice en chef de Russia Today France, aujourd’hui intervenante régulière sur CNews. Elle est identifiée par plusieurs analystes comme un relais actif de la propagande du Kremlin dans la sphère francophone. Son activisme mêle discours pseudo-académiques, intervention médiatique, et présence sur les réseaux sociaux. Ce mélange toxique vise à affaiblir la légitimité du soutien occidental à l’Ukraine en diffusant une vision faussée, inversée, de la réalité du conflit.

Depuis avril 2022, la France a également refusé plus de 1 200 visas à des citoyens russes, invoquant des risques d’infiltration. Plusieurs diplomates russes ont été expulsés discrètement. Mais la réponse, en l’absence d’une doctrine claire, reste parcellaire et réactive.

Le veille du discours annuel du président Emmanuel Macron aux forces armées, le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées françaises, a tenu une conférence de presse d’une rare clarté stratégique.

« La Russie considère désormais la France comme son principal adversaire en Europe », a-t-il déclaré, en raison notamment du soutien militaire français à l’Ukraine.

Mais le général a surtout pointé les moyens non militaires dont dispose Vladimir Poutine : désinformation, cyberattaques, espionnage, sabotage d’infrastructures sous-marines, manœuvres de satellites russes en orbite, et présence de sous-marins nucléaires russes dans l’Atlantique Nord.

Il a ajouté que malgré des pertes colossales, la Russie représentera d’ici 2030 une menace militaire sérieuse pour les frontières de l’Europe. D’où la nécessité, a-t-il souligné, de se défendre sur plusieurs fronts simultanés. Et l’un des plus cruciaux, selon lui, reste le soutien résolu à l’Ukraine.

Si le Royaume-Uni et l’Ukraine ont adopté une posture offensive de contre-ingérence, l’Union européenne, dans son ensemble, reste exposée. Chaque État membre applique ses propres règles, ses propres seuils d’alerte. Il n’existe toujours pas de stratégie européenne unifiée pour cartographier, identifier, contrer les activités subversives russes.

Faute de coordination, les agents russes évoluent dans un espace juridique fragmenté, où la disparité des réponses, tolérance politique ici, cécité administrative là, leur offre des marges d’action considérables.

L’Ukraine, confrontée à une guerre totale, a entièrement revu sa doctrine de sécurité. L’espionnage n’est plus une anomalie, il est traité comme une composante centrale du conflit. Le SBU a été restructuré, professionnalisé, doté de pouvoirs accrus. L’assassinat de Voronych n’a pas été suivi d’une note diplomatique, mais d’une réponse létale, rapide, ciblée.

L’Europe gagnerait à observer, non pour imiter la brutalité de Kyiv, mais pour s’inspirer de sa lucidité stratégique. Car ce que Moscou fait aujourd’hui est systémique. Ce n’est pas une tactique, c’est une ligne politique. Une méthode. Une guerre.

Le meurtre d’un colonel à Kyiv, les cyberattaques à Londres, les relais d’influence à Paris : autant d’épisodes d’un même récit. Un récit qui ne commence pas avec les chars ni ne finit avec les traités. Un récit qui progresse dans les angles morts. Qui infiltre les esprits. Qui sabote les institutions de l’intérieur.

Tant que l’Europe continuera de croire qu’elle est en paix, elle restera vulnérable à ceux qui, eux, savent qu’ils sont déjà en guerre.