Les larmes montent. Les mots sortent difficilement. Pour Jacqueline Schmidt, revenir aujourd’hui sur ce qu’elle a vécu ce 23 juillet 1975, c’est faire ressurgir des images bouleversantes qu’elle a cherché à enfouir une bonne partie de sa vie. La gorge nouée, cette retraitée toulonnaise lâche: » Quand le navire a pris feu, je n’ai pensé à rien d’autre qu’à serrer très fort ma fille de deux ans et demi dans mes bras, puis à sauter à l’eau pour échapper aux flammes… »
Il y a un demi-siècle jour pour jour, Toulon connaissait l’une de ses plus grandes catastrophes civiles de l’après-guerre. Partie du quai Stalingrad, la vedette maritime Vénus des îles II prenait feu accidentellement au large de Carqueiranne, alors qu’elle faisait route vers Porquerolles. Malgré l’intervention rapide des secours, quatorze passagers périront noyés ou brûlés. À ce décompte macabre, il faudra ajouter une quarantaine de blessés graves, dont bon nombre d’enfants. Jacqueline, elle, a eu plus de « chance ».
« Ce jour-là, nous étions onze de la famille à prendre le bateau », raconte cette habitante du quartier Claret, à Toulon. « Certains venaient de Lorraine. On voulait leur montrer la région. Je ne sais pas pourquoi, on est parti très en retard. J’ai eu un mauvais pressentiment. À tel point que j’ai dit: “On devrait rentrer à la maison ». Nous aurions mieux fait… »
La rupture d’une durite de gasoil à l’origine de l’incendie
La veille de la tragédie, la Vénus des îles, débarquant ses estivants heureux, sera photographiée par un reporter de Var-matin à son arrivée à Porquerolles.
La vedette de la société Transrade, un joli navire blanc à liseré rouge de 32mètres de long, appareille finalement à 9h30, ce mercredi ensoleillé. Elle est alors pleine d’environ 350 touristes et locaux – bien plus qu’elle ne devrait en contenir – partis passer une belle journée d’été sur la plus célèbre des îles d’Or et ses plages de sable blanc. À 20 francs le ticket, c’est le paradis à bon marché. Sauf qu’à la sortie de la grande rade, une durite de gasoil rompt et répand son carburant sur le moteur bouillant.
Lorsqu’un membre d’équipage décide d’ouvrir le panneau de la salle des machines pour voir d’où provient la fumée, les flammes s’élèvent. « Je revois mon frère crier “Fermez cette trappe ». Mais c’était trop tard », se souvient Jacqueline. En l’espace de trois minutes, le bateau s’embrase comme un fagot de bois sec. La terreur s’empare du bord. C’est le sauve-qui-peut. La plupart des passagers, souvent démunis de brassières, se jettent à l’eau. D’autres se retrouvent coincés au milieu du brasier.
Des gens partout dans l’eau
Quelques minutes après le drame, des grappes humaines, immortalisées depuis un hélicoptère de l’armée, s’accrochent aux radeaux de sauvetage. Photos archives Var-matin
C’est le cas de Thierry Babin, tout juste 4 ans. Neveu de Jacqueline Schmidt, il fait partie du « convoi » familial, auquel ne se sont pas joints ses parents, retenus par ailleurs. Dans la panique qui gagne le pont, Thierry se retrouve esseulé, comme il le confie aujourd’hui. « Mon oncle me disait de plonger mais le bastingage était très haut. Et je ne savais pas nager. J’avais des habits en nylon – c’était à la mode. Ils ont littéralement fondu sur ma peau. J’ai fini par monter sur la banquette et réussir à me jeter à la mer. Une dame qui a vu que je me débattais a eu le réflexe de m’aider à m’agripper à quelque chose qui flottait ».
À l’époque, Jean-Christophe Hacault, lui, est un matelot de seize ans. « C’était ma première sortie en mer sur le Lilas, un dragueur de mines », explique-t-il, la voix brisée par l’émotion. « On a aperçu un grand panache noir en quittant la rade. Même si on était en rodage, le pacha a décidé d’y aller moteurs à fond. Sur zone, nous avons découvert la Vénus des îles en feu. Il y avait des gens de partout dans l’eau, qui criaient. Et plein de petites embarcations de plaisance qui tentaient de les récupérer. »
Des enfants nagent de toutes leurs forces. Des personnes âgées coulent à pic. Certains se battent pour s’accrocher à des radeaux de fortune. « Je me revois tirer quelqu’un pour grimper sur un canot. Sa peau est partie en lambeaux… » murmure Jacqueline, en baissant les yeux. Les témoignages décriront aussi un homme qui flambe comme une torche après avoir jeté ses deux fils à l’eau. Ou un malheureux, parvenu à se faire hélitreuiller, qui finira pourtant par chuter d’une hauteur fatale. Les cadavres flottent sur l’azur de la Méditerranée.
L’humanité au milieu de l’horreur
Photo archives var-matin
« Je sortais du quart machine quand je suis arrivé sur le pont à tribord. J’ai vu un gamin en détresse à vingt mètres, poursuit Jean-Christophe Hacault, qui a raconté cette scène dans un livre(1). Le commandant avait donné l’ordre de rester à bord. Moi, je n’ai pas réfléchi: par instinct plus que par courage, j’ai sauté à l’eau. Et j’ai remonté ce minot, le dos en feu à cause du gasoil, qui devait avoir 13 ou 14 ans. »
L’horreur est partout, l’humanité aussi. Recueillis par des dizaines de bateaux civils et militaires, dont l’imposant escorteur d’escadre La Galissonnière qui manœuvrait dans les parages, les rescapés, pétris d’angoisse, sont débarqués, pour nombre d’entre eux, au port de Toulon. Là, c’est dans une ambiance post-apocalyptique remplie de gyrophares, de sirènes et de cris que les blessés plus ou moins graves sont pris en charge par les secours.
« On m’a envoyé à l’hôpital de La Timone, à Marseille, où j’ai passé quatre mois au onzième étage », reprend Thierry Babin. « J’avais plus de 50% de la surface du corps qui avait brûlé au troisième degré. On a dit à mes parents que je ne survivrais sans doute pas. Je suis tombé dans le coma plusieurs semaines, ma mère à mon chevet. Pendant les deux années qui ont suivi, j’ai dû subir tellement de greffes… Une bonne vingtaine d’interventions chirurgicales au total ».
« C’est mon corps qui me rappelle le drame »
Thierry Babin n’est ni plus ni moins qu’un « miraculé », comme le qualifiera un médecin. Il n’en gardera toutefois « aucun traumatisme psychologique », jure-t-il, mentionnant à peine les quolibets cruels des autres enfants pendant sa scolarité. « On m’a longtemps appelé “le cramé », c’est vrai… Mais au final, grâce à Dieu, j’étais si jeune quand l’accident s’est produit que je n’ai presque pas de souvenirs. C’est mon corps, de la tête aux pieds, qui me rappelle chaque jour la Vénus des îles. » L’homme, 54 ans désormais, a fondé une famille. À l’aise sur les flots, il a même servi pendant longtemps dans la Marine.
Jacqueline Schmidt, elle, fuira toute sa vie l’immensité de la mer, tout comme la foule. « Après avoir vu le film Titanic au cinéma, j’ai fait une crise d’urticaire. Je reste hantée par ces images de gens qui sautent du bateau et qui tombent les uns sur les autres. C’est encore difficile pour moi de parler de tout ça. Et, non, je n’ai jamais remis un pied sur l’île de Porquerolles. »
Quant à Jean-Christophe Hacault, il fut puni par sa hiérarchie pour avoir désobéi au moment de l’opération de sauvetage! « Dix tours de consigne pour abandon de poste », grince-t-il. « Bon, après m’avoir blâmé, l’amiral m’a tout de même félicité en privé. » Son regret: il n’a plus revu le garçon à qui il a sauvé la vie. « J’aurais bien aimé avoir des nouvelles du gamin… ». n
1. Les aventures extraordinaires de La Fouine – Les Toiles de mer éditions (2024)
Jacqueline Schmidt et son neveu Thierry Babin étaient présents sur la Vénus des îles II le jour du drame. Ils ont raconté leurs souvenirs à Var-matin.
Photo Mathieu Dalaine.
Une tragédie à causes multiples
Le lendemain du drame, le journal Var-matin République titre « Le bateau était surchargé » comme première tentative d’explication à l’horreur qui s’est abattue sur Toulon. Après recoupements, le journaliste conclut que 407 passagers se trouvaient à bord, au lieu des 274 officiellement déclarés… alors que la Vénus des îles II n’est pas censée embarquer plus de 300 clients. Plus tard, la gendarmerie maritime effectuera un décompte définitif à 346 personnes. Toujours trop.
Toutefois, il n’y aurait pas eu de surchauffe des machines et là n’est pas la seule raison du bilan humain particulièrement lourd. L’ancien pompier toulonnais Albert Meuvret a mené l’enquête, dont il livre ses conclusions dans son ouvrage Incendies à Toulon. « Cet accident dramatique va résulter de l’addition de facteurs défavorables », pose-t-il. « Chacun pris à part n’aurait pas été bien grave mais, lorsqu’ils se conjuguent, la catastrophe est au bout. »
Une embarcation robuste construite à La Seyne
Trop vieux le bateau ? Non : construit seulement cinq ans auparavant à La Seyne, la vedette est une embarcation robuste, équipée de surcroît d’un moteur bâbord changé deux semaines plus tôt. Les moyens de secours contre le feu sont également conformes à la réglementation. Du moins le croit-on. Pour preuve : le 12 juin, la Commission de sécurité des affaires maritimes inspecte la Vénus des îles et ne relève aucune anomalie.
Mais Albert Meuvret rappelle néanmoins que le 23 juillet 1975 au matin, le navire connaît « un petit souci électrique avec un de ses moteurs, qu’il a fallu faire réparer par un prompt aller-retour à La Seyne ». Il a en outre été avéré que le système d’alarme n’a pas fonctionné au moment où se déclenche le sinistre. Et que l’équipage, en sous-effectif ce jour-là, n’a pas su organiser l’évacuation des passagers.
De plus, les lances d’incendie du navire ont été inopérantes. La pompe avait été désamorcée et tournait à vide sans aucune utilité. Le maintien d’une cuve « fuyarde » aurait aussi provoqué un suintement dans le compartiment des machines, prédisposant un embrasement soudain et général.
Heureusement, la mer était d’huile ce jour-là
Au rang des facteurs aggravants, Albert Meuvret pointe un phénomène tant inattendu que terrifiant, qui s’est produit lorsque la fournaise a commencé à ronger l’intérieur du navire. « Avec la chaleur des fumées montantes qui s’engouffrent dans le roof, du plastique fondu s’est mis à couler en gouttelettes enflammées sur les passagers », décrypte-t-il. « Ce plastique, qui sera responsable des brûlures, provient des emballages transparents des gilets de sauvetage, positionnés dans des filets au plafond, au-dessus des têtes ».
En revanche, le nombre de victimes aurait sans doute été plus élevé encore si la mer n’avait été d’huile ce jour-là, qui plus est particulièrement chaude pour la saison. Les multiples plaisanciers présents dans la zone – premiers à intervenir au moment du drame – et la mise en œuvre des grands moyens de secours par la Marine nationale, à quelques encablures de son port d‘attache, ont par ailleurs été une aide précieuse.
Un procès six ans plus tard
Dans les premières heures après la tragédie, une information judiciaire est ouverte par le parquet de Toulon pour homicide involontaire. L’épave, qui repose par 58 mètres de fond à 1,2 kilomètre des côtes de Carqueiranne, est plusieurs fois visitée par les plongeurs de l’inspection maritime.
Au cœur de l’été, il est finalement décidé de renflouer les deux moteurs et leurs circuits électriques. Les débris de la coque seront eux aussi sortis de l’eau et examinés.
Retardée par de longs délais d’expertises, l’enquête mettra finalement en évidence de graves anomalies et négligences, tant en ce qui concerne les règles de navigation auxquelles était soumis le bâtiment que les moyens de lutte contre l’incendie et de sauvetage. Six ans après les faits, un procès a lieu pour juger les fautifs.
Six personnes comparaissent, ce 21 avril 1981, devant le tribunal correctionnel de Toulon : propriétaires ou armateurs de la Vénus des îles II, ainsi que le patron de la vedette surchargée et le mécanicien, qui se trouvait sur la passerelle au moment du drame au lieu d’œuvrer en salle des machines. Trente-six familles de victimes se sont constituées partie civile. « C’est le procès de la négligence, de l’imprévoyance, de l’insouciance et de la fuite devant les responsabilités », estime dans son réquisitoire le procureur de la République, M. Daniel.
Quatre personnes seront finalement condamnées à dix-huit mois de prison avec sursis, dont les armateurs et le capitaine de la vedette surchargée. Le patron se serait par exemple montré incapable d’organiser le sauvetage, dont les moyens – tels les gilets, mal répartis et difficilement accessibles – n’ont pu être utilisés entièrement et rapidement.