Le 3 juin dernier, une frappe russe sur la ville de Soumy a tué quatre civils, dont des enfants. Depuis février 2022, plus de 13 000 civils ont été tués, 6,5 millions d’Ukrainiens ont fui à l’étranger. Plus de 1 600 écoles ont été détruites. Deux millions d’élèves n’ont plus accès à leur établissement. Selon l’ONG Save the Children, 43 % des enfants présentent des signes de détresse mentale.

Des cas de cheveux blanchis ont été recensés chez des enfants de 8 à 16 ans. L’UNESCO a soutenu 160.000 enfants avec des programmes psychosociaux. Mais une étude du PNUD (programme des Nations Unies pour le développement) révèle que 42 % des jeunes expriment des préoccupations liées à leur santé mentale, et 27 % une perte de lien social. Qu’ils soient réfugiés ou restés sur place, les adolescents ukrainiens vivent une adolescence suspendue. Une génération debout, mais cabossée.

Polina, son quotidien est une prison

Dans la petite ville de Lozova, Polina, 15 ans, se promène dans la cour éventrée de son ancienne école. L’adolescente au visage angélique, fine silhouette habillée de noir, arbore un look mi-gothique mi-punk, un écho à la bulle culturelle dans laquelle elle s’est réfugiée depuis l’invasion russe en 2022.

«  Tu vois ces gravats, c’était mon école, je ne réalisais pas à quel point je l’aimais jusqu’à ce qu’un missile russe ne la détruise.  »

Depuis la dévastation de son établissement scolaire, Polina n’a plus accès à une vie sociale normale. Elle doit étudier seule, sur internet, dans une maison à l’écart. Son quotidien est rythmé par les coupures d’électricité, les alertes aériennes et les silences tendus. «  Quand les shaheds (drones suicides) approchent, on entend d’abord un bourdonnement, comme un moustique. Puis le sol tremble.  » Elle vit dans une forme de huis clos familial, où les murs de sa chambre se muent en refuge. «  J’ai une seule amie, Lisa. On adore traîner à l’arrêt de bus pour parler de musique et de ce que deviennent nos anciens camarades de classe.  »


Le village de  » Kamiankavillage « . Photo Dzvinka Pinchuk.

Confiant sa solitude, Polina fond en larmes. Ce n’est pas évident de penser à sa santé mentale, quand le présent est une urgence permanente, explique-t-elle: «  Ma mère a mal au dos, mais on n’a pas les moyens pour qu’elle se soigne, ni pour traiter mon psoriasis géant. La guerre a fait voler en éclats l’économie familiale, comme dans des milliers de foyers ukrainiens. Chez elle, on cultive les légumes pour se nourrir ».

Elle vit avec sa mère et sa petite sœur dans une jolie maison aux volets pâles, dont le salon déborde de peluches multicolores — comme une ode à l’enfance qui résiste. C’est là qu’elle passe l’essentiel de son temps, cloîtrée. «  Ce n’est pas la mort qui me fait peur, c’est de perdre mes proches… ou mon chien.  »

En marge des réalités du conflit, Polina affronte les souffrances universelles de son âge. «  Je suis toujours enfermée. J’ai peur des gens, peur d’être rejetée.  »

Dès 12 ans, elle a été harcelée à l’école. «  Ils me traitaient de monstre. Dès que je devenais amie avec quelqu’un, ils détruisaient ça. Ils faisaient des montages de mon visage, se moquaient de mon poids, de ma famille.  » L’adolescente a perdu son père quand elle avait 7 ans. Elle va parfois sur sa tombe, dans un village voisin. «  Il me manque beaucoup.  » Chaque homme en treillis souligne cette absence.

Sa liberté d’avant l’invasion lui manque, dans ce quotidien qu’elle vit comme une prison. «  Maintenant, je dois demander la permission pour tout. Pour moi, la liberté serait de pouvoir voyager, voir d’autres pays, ne plus avoir peur.  »

Pour tenir, elle s’accroche. À la musique — Creep de Radiohead, en boucle. Au rêve d’un camp d’été. À des fragments d’avenir.

«  Je ne sais pas ce que je deviendrai. Parfois je me dis que je ne saurai jamais qui je suis censée être, que je ne serai personne.  » Polina n’a pas confiance de sa force, la guerre la prive de la possibilité de se projeter vers le futur.


Photo Dzvinka Pinchuk.

Yehor, survivant de Marioupol

Dans un café-librairie feutré de Kyiv, un jeune étudiant en journalisme raconte, passionné, l’intrigue du dernier livre qui l’a bouleversé: A Little Life. Yehor, 20 ans, a déjà survécu à un siège, traversé la Russie en cavale, réchappé à la mort. À 17 ans, il vivait à Marioupol. La guerre éclate. L’armée russe encercle la ville, il se retrouve alors piégé au milieu des bombardements et combats.

«  Je suis resté avec mes amis. Sans eau, sans électricité. Rien.  » Pendant vingt-huit jours, il tient un journal. Il note les repas, les rumeurs, les morts. «  Ça m’aidait à rester humain.  » Puis il comprend qu’il doit fuir. Seul.

Son père, lui, est resté dans le Donbass occupé. «  Il m’a dit: “La tombe de mes parents est ici. » Et il n’est jamais parti. » Yehor a dû réunir 350 euros pour s’échapper. Une fortune. Mais il a réussi.

Il traverse la Russie, après s’être fondu dans la masse des civils de Donetsk occupée, puis parvient par miracle à échapper aux contrôles des soldats russes à la frontière avec la Lituanie, pour gagner la Pologne. Trois jours de route, des heures d’attente sous la pluie à la frontière. «  Quand j’ai vu le drapeau ukrainien, j’ai pleuré. Je voulais vivre. Pas mourir à Marioupol.  »

Aujourd’hui, il étudie, écrit, témoigne. «  Je veux raconter la vie en zone occupée. Ce sont des gens qu’on oublie, et qu’on déshumanise.  » Trop mature pour son âge – «  J’ai dû grandir en une nuit  » –, il a fait un gros travail psychologique en arrivant à Kyiv. Les cauchemars reviennent encore le hanter, mais beaucoup moins souvent. «  Ce n’est pas la mort qui me fait peur. C’est d’être de nouveau assiégé.  »

Sa résilience, Yehor l’a entamé depuis le moment où son premier texte a été publié. Un récit du siège de Marioupol, dans un recueil de l’Union des journalistes d’Ukraine. «  Je me suis dit “quelqu’un me lit. Quelqu’un se souviendra ». » De mineur victime de la guerre, le jeune homme est devenu un véritable soldat de l’information et de la mémoire vivante.


Légende sur beaucoup beaucoup beaucoup de lignes.
Photo Dzvinka Pinchuk.

 

Taisia, une vie sous les bombes de Soumy

Taisia a 15 ans. Elle vit à Soumy, ville frontalière, martyre des frappes russes. Elle n’a jamais quitté la région. «  J’ai arrêté de faire des projets. Je vis comme si demain n’existait pas.  »

La nuit, elle laisse la télé allumée. «  Le silence me rend folle. Il faut du bruit.  » Elle se souvient des forêts, des pique-niques, de la nature. «  Avant, je partais avec mes parents. Aujourd’hui, les bois sont minés.  »

Elle faisait du théâtre avant l’invasion, c’était toute sa vie. Un jour, en pleine répétition, un missile a frappé l’immeuble où elle répétait. «  Le metteur en scène a dit “Le théâtre, c’est nous. » » Depuis, elle continue, cette phrase chevillée à l’âme. Même si ses amis sont partis. Même si les sirènes couvrent parfois les répliques qu’elle révise. «  J’ai perdu contact avec tout le monde. Mais la vie continue, et je continue.  »

Pour rompre la solitude, Taisia a trouvé du lien social dans un programme jeunesse de l’UNICEF. Elle traduit aussi des chansons de l’anglais vers l’ukrainien. «  Ça m’aide à me concentrer sur autre chose.  » Elle rêve de devenir psychologue. Ou metteuse en scène. «  Peut-être les deux.  »

L’adolescente est fière de sa génération, qu’elle considère comme résistante. Lucide. Essentielle. «  Qui d’autre que nous sauvera l’Ukraine et la reconstruira?  » Pour ne pas sombrer, Taisia s’est rangée en ordre de bataille.

Maria et Sasha, à la croisée des mondes

À Nice, dans la cour de l’AFUCA, Maria, 18 ans, fait souvent répéter une chorégraphie à un groupe d’enfants réfugiés. Parmi eux, Sasha, 12 ans, la regarde avec admiration. L’une a fui Kharkiv, l’autre Kyiv. Ensemble, elles incarnent le déracinement.

Maria est arrivée au printemps 2022 après deux semaines sous les bombes. Elle vit avec son frère, apprend le français, suit un double cursus. «  Avec la guerre, j’ai évolué. Je suis prête à affronter tout.  » Chaque été, elle retourne en Ukraine. «  Même sous les bombardements, ça me redonne de l’énergie. Je ne peux pas oublier.  »

Sasha, elle, a fui avec sa mère et sa sœur. Son père est resté. «  Parfois je suis heureuse ici… et je culpabilise. Peut-être que mon père ne va pas bien.  » Elle craint de trop s’habituer, de trahir. «  J’ai l’impression que… physiquement et moralement, j’ai grandi.  » À travers la danse et la gymnastique, elle tente de se reconnecter à son enfance. Mais son regard est déjà celui d’une adulte.

« Ils vivent une guerre à l’intérieur d’eux-mêmes »

Psychologue clinicienne spécialisée dans le psychotraumatisme, Svitlana Kopanytsia. travaille avec l’organisation caritative East SOS. Les récits de Polina, Yehor, Taisia, Maria et Sasha, illustrent un traumatisme générationnel profond. «  Même à l’abri, leur psyché reste en état d’alerte. Ils dorment peu, sont hypervigilants, s’isolent.  »

Chez ceux qui ont fui, un autre conflit commence : se reconstruire ailleurs sans perdre qui l’on est. «  Ils vivent dans un entre-deux. Ils ont quitté un monde détruit, mais restent hantés par ce qui s’y passe. Et en même temps, ils doivent s’adapter, se justifier, apprendre une langue, des codes.  »

Ce qui les sauve, dit-elle, ce sont les liens. «  L’amitié, l’art, l’engagement. Ceux qui vont mieux sont ceux qui trouvent un sens à leur parcours.  » Elle rappelle que ces jeunes sont plus que des victimes. «  Ils sont les témoins. Et déjà les bâtisseurs.  »