Gilles Hanus – Cet Abécédaire de la réparation est un livre singulier parce que, outre la forme annoncée par son titre, c’est un texte pluriel, tant par son contenu que par ses auteurs. Dina Germanos Besson est psychanalyste, docteure en psychologie et a déjà publié plusieurs ouvrages sur l’art, la psychanalyse et la littérature. Elle fait preuve d’une énergie intarissable de lecture, de dialogue et de réflexion. Norbert Hillaire est, quant à lui, professeur émérite de l’Université Côte d’Azur en Sciences de l’art et des médias. Écrivain, il travaille actuellement à un livre sur la ville. Également artiste, il est connu en tant que spécialiste des rapports entre l’art et la technologie depuis son livre ancien, mais toujours considéré comme une référence – livre coécrit avec Edmond Couchot, sur L’art numérique.
La façon dont ces deux auteurs se sont rencontrés a son importance, qui explique le projet de cet Abécédaire. C’est à l’occasion de la parution d’un précédent ouvrage de Norbert Hillaire, La réparation dans l’art (nouvelles éditions Scala, 2019) que se fit la rencontre : lectrice enthousiaste de l’ouvrage, Dina Germanos Besson en avait rédigé un compte-rendu avant de le présenter à la demande de Norbert Hillaire. Il s’agissait de poursuivre le dialogue engagé dès lors autour de cette importante et étrange notion de réparation.
Norbert Hillaire – Vous résumez parfaitement ce qui fait l’originalité de ce livre : outre la rencontre de ses deux auteurs, par le fait qu’il est construit selon le modèle, ou le genre d’un abécédaire, formé des 26 lettres de l’alphabet (à partir desquelles on peut composer autant de mondes qu’il y a d’écrivains qui se succèdent sur la flèche du temps, pour former cette chose en transfusion perpétuelle qu’on appelle littérature). Il se présente à la fois comme une totalité et comme un entrelacs de parcours singuliers possibles, un texte pluriel, formant des nœuds qui correspondent aux différentes entrées qui le composent et qui permettent au lecteur de composer selon son humeur un grand nombre de voyages singuliers dans l’art, la littérature, la psyché ou la ville, et qui éclairent sous un jour différent ce mot si dense et profond de réparation (le plus beau compliment qu’on nous ait fait à ce jour sur ce livre est venu d’un colonel voisin et ami, qui m’a dit que chacun des articles qu’il avait lu, l’avait renvoyé à des moments, ou des domaines singuliers de son expérience personnelle).
Pierre Caye – J’ai dit ailleurs combien Norbert Hillaire propose une autre histoire de l’art fort éloignée des traditions en vigueur aussi bien dans les universités que dans le monde de la culture ou des galeries, une histoire de l’art éloignée de la succession des styles ou des problèmes d’attribution aussi bien que de l’herméneutique des idées, une histoire tournée vers les gestes, les déplacements, et tout ce qui permet, à partir et grâce aux arts, d’avoir un regard à la fois lucide et paisible sur l’état des choses : à la fois sa critique et sa réconciliation. Il n’est sans doute pas d’exemple plus accompli de cette histoire alternative de l’art que les travaux qu’il a consacrés à la réparation, dans son texte de 2019, La réparation dans l’art ; et qu’il reprend aujourd’hui avec un regard neuf en collaboration avec la psychanalyste Dina Germanos Besson sous la forme de l’Abécédaire.
Gilles Hanus – Comme tout livre écrit à quatre mains, ou à deux voix, cet Abécédaire de la réparation a quelque chose d’expérimental, de moins figé que le livre d’un unique auteur. Traversé par le mouvement interne des notions mais aussi donc des auteurs que le lecteur peut jouer à identifier, certaines fois avec certitude, d’autres en courant quelque risque de se tromper tant il est vrai que les deux voix se mêlent parfois pour en former une nouvelle aux accents inattendus.
Norbert Hillaire – C’est pourquoi nous avons écrit en effet ce livre à deux voix, car ce mot de réparation se déplace aussi entre la réalité du monde physique, objectif, et la réalité subjective, phénoménale, psychique de notre perception. Il est à l’œuvre entre l’attention singulière que nous portons au visage de l’autre et l’attention que nous devons porter à l’environnement qui nous entoure, grâce à la mesure objective que nous pouvons prendre des dégâts que nous lui infligeons. La réparation est une question qui se pose à toutes les échelles de l’espace, de la termitière ou de la ruche, jusqu’à celle du cosmos, et bien sûr à l’échelle des êtres humains et des sociétés, de l’individu singulier et de l’homme universel, à l’échelle de ce qu’Augustin Berque nomme l’écoumène (le monde habité). Et aussi, bien sûr, à l’échelle du temps, car « seul le temps nous appartient », comme le rappelle magistralement Pierre Caye, à partir du paradoxe du De Brevitate Vitae de Sénèque[1].
Contre le dualisme cartésien du sujet et de l’objet, la rectitude abstraite du cogito, du sujet pensant qui se croyait maitre et possesseur de la nature, la psychanalyse nous rappelle que l’Homme est aussi un roseau penchant pour paraphraser et détourner Pascal. C’est pourquoi fragile, incurable, handicap figurent dans notre abécédaire comme autant d’entrées importantes que Dina Germanos Besson a su traiter avec intelligence et sensibilité.
Gilles Hanus – Tout abécédaire présente par ailleurs un double aspect. Il se donne d’abord en quelque sorte comme une formidable boîte à outils ou comme un kit de survie, exposant l’essentiel en quelques mots, condensant dans ses entrées, nécessairement limitées en nombre, bien davantage qu’un simple répertoire. Il constitue un alphabet, non tant au sens d’un principe d’organisation des notions qu’au sens premier de ce qui permet la compréhension ou l’intelligence – car nous pensons et vivons dans le langage dont les lettres sont les premiers éléments, le principe même du sensé. Dès lors, le choix des entrées a de réels enjeux de savoir, car toujours le commencement, le point par lequel on entre dans un lieu ou un objet d’étude oriente notre séjour en eux. Disons-le autrement, l’abécédaire est comme le fil de chaîne sur lequel vient se fixer le fil de trame constituant ainsi un tissu ou un tissage : il offre les éléments qui permettront ensuite la constitution d’une circulation singulière – celle du lecteur.
Prenons un exemple : le livre commence avec le mot atelier – c’est la première entrée – qui entretient, disent les auteurs, un « rapport métonymique avec le livre entier ». Le lecteur de cet abécédaire est donc plongé d’emblée dans un réseau d’interaction, de rebonds, de renvois, d’échos, de correspondances, comme dans les grandes pensées de l’Antiquité où microcosme et macrocosme se répondent et se reflètent mutuellement – réseau dans lequel le livre n’est pas moins un monde que ce dont il parle.
Norbert Hillaire – Le mot de réparation réclame, comme nous le rappelons en effet à partir du premier des mots qui le composent : atelier, qu’on en saisisse l’unité, mais cette unité ne peut se saisir, ou se délivrer qu’à travers la fragilité métonymique des différents visages sous l’aspect desquels il se présente, ou si l’on veut ses différentes facettes. C’est pour cela qu’à une époque, j’avais proposé à l’éditeur, Michel Guillemot, directeur des éditions Scala, et à Dina, de l’intituler le kaléidoscope de la réparation. Tout cela concerne certes la structure du livre, mais engage aussi, et même d’abord, ses enjeux : la réparation.
Pourquoi cela ? D’abord, je dois le préciser aussi avec quelques détails supplémentaires, ce livre vient après un autre, que j’avais publié en 2019 sur ce même sujet : La réparation dans l’art ; et ce premier livre avait trouvé son argument dans une formule saisissante de Francis Ponge, dont je rappelle le contexte : à partir de ses réflexions des années 1950, Ponge écrit dans La Rage de l’expression (1952) : « La fonction de l’artiste est ainsi fort claire : il doit ouvrir un atelier et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient. Non pour autant qu’il se tienne pour un mage. Seulement un horloger. » L’atelier est le lieu d’une attention concrète où l’artiste travaille avec minutie sur les fragments du réel, pour réparer le monde, c’est-à-dire recoller les morceaux de ce qui est brisé, selon une démarche artisanale et métaphorique. Nous voilà au cœur du problème. Ce nouveau livre s’inscrit sur cette même ligne, et la formule de Ponge définit parfaitement son cadre, sa limite volontaire. D’abord, parce qu’il fait de l’art son centre de gravité, et que l’art, en ce sens-là, est toujours premier. Mais aussi, parce que Ponge le dit très bien, l’artiste n’est pas tant un mage, ou un prophète, qu’un horloger. Et c’est là peut-être toute son intelligence visionnaire, mais aussi pratique – lui, l’homme du Parti pris des choses.
Pierre Caye – La réparation n’est pas seulement un moment de la vie de l’œuvre d’art, quand celle-ci sous l’effet de l’âge ou de la négligence humaine se trouve menacée en son existence même, condamnée soit à disparaître soit à perdre une part de son authenticité. La réparation a quelque chose de plus fondamental, une façon singulière d’aborder l’art, non pas sous le couvert de la création, de la disruption, ou plus traditionnellement de la composition ou du projet, mais bien de la réparation comme une certaine façon de faire œuvre.
Gilles Hanus – Ce livre à deux voix en fait résonner bien d’autres, à commencer par celle de Walter Benjamin qui y apparaît à de multiples reprises (c’est l’auteur le plus cité du livre), soit nommément soit par les entrées qui renvoient à sa pensée (je pense à celle d’aura, de flâneur, chiffonnier et collectionneur, notamment). La figure de Benjamin est ici essentielle parce qu’il est celui qui donna toute sa légitimité (dans la continuité de ses prédécesseurs du XIXème siècle) au fragment philosophique, faisant de la mosaïque (dont le lien avec la réparation s’impose) une forme noble et pleine de réserve de sens.
Norbert Hillaire – Le mot de réparation opère en effet au niveau du fragment, comme vous le soulignez en évoquant Walter Benjamin.
Deux modèles se sont imposés en matière de réparation dans l’art : le modèle de la restauration, à la Renaissance, et le modèle de la conservation, à l’époque romantique. Dans le premier cas, il s’agit de retrouver la splendeur de l’original, et d’effacer les blessures ou l’usure que le temps inflige aux œuvres. Et l’on parle dans ce cas d’une restauration à l’identique : ce modèle est en particulier lié au nom de Viollet-le-Duc, et s’inscrit dans l’héritage de la Renaissance. Avec le Romantisme, au contraire, on prend la mesure de la fuite du temps, et l’on cherchera à conserver les traces de ces blessures. John Ruskin fut le grand défenseur de ce second modèle.
Le modèle de réparation qui s’imposera à l’âge industriel, sera en ce sens une dérivation du modèle de la restauration à l’identique, tel qu’il s’était imposé à Renaissance : ce sera la pièce de rechange. Elle nous renvoie à l’illusion de l’effacement des blessures du temps, des restes, portée par les prophéties du progrès industriel, par ces Mages dont parle Francis Ponge. Pourtant, on n’en finit jamais avec les restes, les blessures ou l’usure de l’objet, de l’œuvre d’art, ou même de la chaine de montage. Et dans la suite du Romantisme et de l’engouement pour les ruines, ces restes, on veut les réparer, mais en conservant les traces des blessures que le temps a infligées aux œuvres, comme au miroir de nos propres rides. Mieux, on veut parfois sublimer ces rides et ces outrages du temps, les polir, comme dans l’art japonais du kintsugi (où la fêlure de l’objet blessé est rehaussée à la feuille d’or).
Bref, Walter Benjamin avait raison avec sa formule saillante de l’Angelus Novus, qui figure dans la neuvième thèse de son texte « Sur le concept d’histoire » (Über den Begriff der Geschichte, 1940). Elle demeure plus que jamais écrite pour notre temps. Je la rappelle :
« Il y a un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. On y voit un ange qui semble vouloir s’éloigner de quelque chose qu’il fixe intensément. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est ainsi que doit être l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apercevons une suite d’événements, lui ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’arrêter, réveiller les morts et réparer ce qui a été brisé. Mais une tempête souffle du Paradis, qui s’est prise dans ses ailes et est si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir, auquel il tourne le dos, tandis que les ruines devant lui s’amoncellent jusqu’au ciel. Cette tempête, c’est ce que nous appelons le progrès. »
Dina Germanos Besson – Avec Benjamin et son flâneur qui répare la figure du poète, ralentissant la marche du progrès, un autre philosophe est souvent cité : Kierkegaard. En renonçant à ses fiançailles avec Régine, il rencontre le manque même, renouant avec l’amour courtois et la voie négative. Ce sont, à mes yeux, des « antiphilosophes » qui procèdent par miettes philosophiques – une écriture invitant la philosophie à s’interroger, ou à se réaliser désormais comme poésie, selon le vœu de Schlegel. Esthétique du lapidaire et lieu d’une fulgurance, de révolte et de désir, elle mime le ratage, le manque et l’absence, car elle aspire à la part perdue, à une unité invisible. L’impossible appel à l’unité conduit à la fragmentation, c’est-à-dire à une expérience de pensée en devenir qui n’envisage pas l’œuvre comme un tout, mais comme résonance qui libère des lambeaux de sens, et que le langage, à la façon d’un geste, « répare » en dénonçant ses prétentions d’absolu.
Il en est de même de l’inconscient : on n’a pas accès à sa totalité, mais à ses formations et à ses rébus, ces choses inobservées dont la science s’est débarrassée pour se constituer comme « science ». La démarche freudienne a toujours refusé la thèse, lui préférant la passagèreté pour reprendre un des titres de l’inventeur de la psychanalyse, si soucieuse de ce qui surgit incidemment, si ignorante du reste. Freud s’inspire de ce mot – qui a un lien avec le caractère migrateur des oiseaux – pour exprimer la poésie des choses passagères, une valeur de rareté dans le temps, une brièveté qui accroît le charme, et qui, semblable à la finitude, recèle la vitalité de l’éphémère, instants d’éternité, l’irréductible évidence de la condition humaine et que le transhumanisme dénie.
Aussi, si notre réparation porte la brisure en son sein, c’est pour éviter l’avilissement du langage, où le signifié est plein, clair et stable. Comme le dit Orwell, un livre, même lorsqu’il est ouvertement politique, doit être écrit avec « un certain détachement et le souci de la forme ». Car c’est justement cesouci qui immunise contre la mécanisation, les prothèses verbales, les métaphores qui se télescopent, les expressions toutes faites qui pensent à notre place, une langue parfaite en somme, propre à une société totalitaire.
Gilles Hanus – Ce souci d’un sens réservé apparaît d’emblée dans deux entrées qui se suivent de près : celle d’atelier qui inaugure l’Abécédaire, mais aussi celle de bricolage qui fait référence à la pensée de Lévi-Strauss, qui oppose le bricolage à la production planifiée et normée de l’ingénieur. La réparation échappe nécessairement à cette norme qui implique souvent un tâtonnement et la mise en œuvre d’une forme d’intelligence qui fait la part belle à l’inventivité.
Ainsi, la notion de réparation est abordée dans ce livre, non seulement dans une dimension théorique, mais toujours aussi dans une dimension pratique. Elle met en jeu des débats contemporains extrêmement importants pour leurs implications. On pourrait dire qu’il existe aujourd’hui quelque chose comme une mode de la réparation. Mais ce livre va bien au-delà des idées reçues sur la question. Il suggère par exemple l’idée que la réparation implique aussi la possibilité de l’irréparable à laquelle une entrée est consacrée. Ou, pour parler de façon plus psychanalytique, la possibilité essentielle qu’il y ait de l’incurable. À l’ère de l’omniprésente résilience, ce rappel est important.
Dina Germanos Besson – Il est essentiel de rappeler ce point d’incurable, le réel sur lequel se fonde la civilisation, c’est-à-dire ce qui lui échappe comme un reste inassimilable. Il renvoie à l’idée d’une butée qui est moins un aveu d’échec que l’expression d’un impossible. La réparation du savoir émerge en effet de la part incurable qui demeure en nous ; c’est la faille dans le savoir qui le renouvelle, l’empêchant de prendre une forme définitive.
Cet impossible a sa poétique, il ouvre un espace de fragment, de débris métonymiques, de morceaux épars ; une écriture qui dévoile la fêlure, allant à l’encontre d’un système clos, d’une réparation-toute, sans failles ni accidents. Elle dévie du circuit de l’objet marchand, fini et périssable – la honte prométhéenne dont parle Günther Anders, celle qui « s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées », souhaitant atteindre leur perfection.
Qu’elle soit tâtonnement qui laisse sa part d’indéchiffrable, bricolage qui objecte au savoir, improvisation frayant la voie à l’imprévu ou mètis jouant avec les contingences créatrices, la réparation interroge l’éthique et, en deçà, notre humanité.
Norbert Hillaire – Il y a certes des gestes majuscules autour de ce mot de réparation et de ces restes, et ils ont sans doute leur nécessité ou au moins leur utilité : ainsi de la revue Les temps qui restent, portée par Patrice Maniglier, et qui vient significativement depuis peu à la fois en rupture et en continuité de la revue fondée par Sartre, les Temps Modernes. Une revue dont l’argument doit beaucoup au livre de Bruno Latour Atterrir, qui se présente comme un manifeste politique et philosophique qui nous demande d’atterrir. Pour changer notre manière de vivre, penser, militer, en fonction de l’enracinement dans des attachements concrets. Un appel à une nouvelle cartographie des appartenances : qui agit ? pour quoi ? pour qui ? Et depuis où ?
Et il est vrai que les cliquets d’irréversibilité, les seuils de l’irréparable sont là, entre le temps de l’urgence climatique et l’éternité, mais aussi entre nos mains : que faire de tous ces restes qui s’accumulent ? C’est la plus grave question de notre temps. Et si l’on creuse, la réponse ne peut être seulement globale et « solutionniste », mais aussi et en effet locale et permanente : elle est l’œuvre des petites mains et des gestes de tous les jours, de chacun et de tous (et pas seulement l’œuvre du temps fixé par les horloges des grands rendez-vous climatiques, qui sont, comme on sait, toujours en retard sur les suppliques que nous adresse la terre).
C’est en ce sens qu’à la figure du Mage, et de ses injonctions, nous préférons celle de l’Horlogerqu’évoque Ponge dans son texte, dont on pourrait ici encore trouver une expression ou un écho chez Walter Benjamin. Car il est à mes yeux le penseur le plus profond de la relation entre la tradition et la modernité. La tradition, pour Benjamin, nourrit une rédemption possible du passé, mais pas au nom d’un retour à l’ordre ancien : elle intervient dans le présent comme une mémoire vive, une force critique : Benjamin s’oppose à la fois à la tradition réifiée et à la modernité fétichisée. La tradition est ce qui peut parfois éclore au cœur de notre présent, mais moins comme un rappel de quelque chose de figé, qu’il nous faudrait conserver, respecter ou honorer, que comme un terreau fertile qui réussirait à forcer parfois la barrière de l’Histoire linéaire pour illuminer le présent – dans une sorte de « maintenant du présent » que Benjamin nomme le Jetztzeit, une sorte d’éclair de conscience où passé et présent se cristallisent pour intensifier ce moment présent et lui donner le goût de l’avenir.
Gilles Hanus – À la dimension pratique de la pensée correspond en effet le type d’intelligence que mettent en œuvre Dina Germanos Besson et Norbert Hillaire et qu’ils exigent en retour du lecteur et qu’ils appellent, recourant à un terme grec mètis. Cette forme d’intelligence correspond à ce qui se joue dans l’atelier : « […] elle implique le faire, où au savoir s’ajoute un faire, le secouant du même coup, ce qui empêche la théorie de se figer en concept. » (p. 93) À cette forme d’intelligence, originairement grecque (la mètis est la qualité propre à Ulysse), s’adjoint dans le livre une référence récurrente à certaines conceptions métaphysiques venues de la tradition juive qui tournent autour de la notion de réparation, de restauration ou même de rédemption.
Norbert Hillaire – Oui, parce que la réparation est un mot qui parle au plus profond de notre temps et nous dit aussi le merveilleux recommencement du monde.
J’avais plutôt consacré mon temps et mon énergie, jusqu’au moment de ma retraite de l’université, à l’étude de la création, au miroir de la Modernité artistique, des avant-gardes, mais aussi de l’industrie, de l’innovation et du progrès des sciences et des techniques. Pourtant, je pressentais que l’on ne pouvait opposer création et réparation. Je n’oubliais pas que les grandes ruptures de l’avant-garde et de la modernité n’étaient pas qu’un pur commencement, mais qu’elles procédaient aussi d’un geste de retournement – ou de renversement, par exemple de l’art dans la technique et de la technique dans l’art. Ce sont ces effets-retards, ou ces effets-retour qui, je m’en rendais compte, m’intéressaient vraiment. L’un des derniers projets de recherche que j’ai initié, après l’avoir proposé à mes collègues de Paris-1 Sorbonne, où j’étais chercheur associé, fut une archéologie des innovations abandonnées. Ce qui m’intéressait, c’était la face cachée, le versant concave de l’Histoire, ou comme vous dites vous-même, l’envers de l’Histoire – de cette histoire qui voit aujourd’hui les géants de la tech surexposés sur la scène mondiale, comme autant de héros (c’est pourquoi il y a un mot, dans notre abécédaire, qui importe beaucoup à mes yeux : c’est celui de réversibilité, qui se décline sous de multiples aspects, dans le monde de l’architecture, ou dans celui de l’ingénierie – avec le reverse ingeniering, sans parler de la place que cette notion occupe dans l’œuvre d’un peintre comme Christian Bonnefoi, qui a fait du versodu tableau l’un de ses centres de gravité, une clé de compréhension de ce qu’il nomme l’épaisseur du plan).
Cette époque de questionnement sur la notion de réparation a coïncidé, assez miraculeusement ou comme un hasard objectif surréaliste, avec la rencontre de Pascal Bacqué, et de ce réseau d’amis que nous formons à l’institut d’études lévinassiennes – à un moment où je venais de quitter l’université, et où, de Walter Benjamin, en passant par Emmanuel Levinas ou Benny Lévy, je découvrais ou redécouvrais, plus librement que dans le « champ » des sciences humaines, la profondeur de l’étude juive des textes, et en particulier l’énigme de ce qui constitue l’une des clés du judaïsme de l’étude : l’idée du monde comme recommencement, comme renouvellement, plutôt que comme commencement. Vous évoquez la notion de rédemption, de rachat ; c’est un point nodal de la différence entre Judaïsme et Christianisme : la faute est dans l’une et l’autre de ces théologies, liée ou consécutive, à ce qui s’est passé dans le jardin d’Eden, (« du fruit de cet arbre, tu ne mangeras pas »), dont l’humanité a été chassée. Dans le christianisme, c’est le sacrifice du Christ qui vaut expiation de la faute pour l’humanité tout entière, et il y a un « avant » et un « après » ce sacrifice. Mais dans le judaïsme, la réparation n’est pas seulement d’ordre moral (comme s’il s’agissait de réparer une faute), mais de l’ordre d’une tâche collective et continue, à travers la pratique des mitsvot, l’étude de la Torah, la justice, etc. On trouve une autre formulation de cette différence dans l’expression de la réparation comme rédemption, avec la kabbale, cette part réservée de l’étude juive, dont l’on ne peut qu’entrevoir la richesse insondable, en particulier à travers la notion de Tsimtsoum qui désigne, dans la kabbale lourianique, l’acte de retrait de Dieu, dont la lumière infinie se contracte pour « faire place » à la création.
Le tsimtsoum permet la création en faisant une place à l’homme, à l’altérité et à la liberté, mais produit aussi un monde fragmenté, partiellement brisé. Il appartient alors à l’homme de prendre continument en charge la réparation de ce monde. Et l’artiste, l’architecte ou le poète ont une responsabilité particulière dans ce mouvement. Le tikkoun olam ou réparation du monde désigne cette responsabilité humaine consistant à réparer continument cette brisure, en ramenant l’ordre, la justice et la présence et l’éclat du divin dans le monde. Du coup, ce mot de réparation changeait de couleur, et se chargeait d’une profondeur polysémique et métaphysique qui ne pouvait se résoudre à ce que, après les désillusions de la modernité et du progrès, mais aussi avec toutes ces guerres qui nous reviennent elles aussi en un effet boomerang, plus sauvages que jamais, les sociétés actuelles et sécularisées cherchaient fiévreusement à travers l’idée de réparation, de résilience, et qui se traduisait sous de multiples aspects, du care, aux repair cafés, en passant par les multiples formes du commerce de la deuxième main (non que ces enjeux ou ces espaces n’aient pas de place dans mon livre, mais ils ne rendaient pas compte à mes yeux de la profondeur de cette notion de réparation). Et c’est un pur bonheur renouvelé que d’étudier chaque semaine avec vous et nos amis les versets de la Torah, car, comment dire, j’ai l’impression de me retrouver enfin chez moi…
Gilles Hanus – On peut insister enfin sur l’importance de la ville dans cet abécédaire (Pierre Caye y a fait allusion tout à l’heure). En effet, les débats contemporains en architecture renvoient à cette notion de réparation. Que s’agit-il de réparer ? La ville. Laquelle porte les traces, parfois les stigmates des politiques urbanistiques antérieures, auxquelles on ne cesse de devoir remédier, non tant au sens de leur apporter un remède définitif qu’à celui de redonner une vie par exemple à tel grand ensemble dont l’habitation est devenue extrêmement problématique. Comme si la réparation signifiait ici le fait non pas de faire table rase, mais de composer (au sens musical) afin de donner un sens nouveau à l’habitation et par-delà à la ville elle-même. Là où tant de gens auront tenté de modeler ou de moduler (je pense évidemment à Le Corbusier), il s’agirait désormais, de façon plus modeste et plus essentielle (la modestie n’ayant rien à voir avec quelque renoncement que ce soit) d’esquisser autre chose – et il faut entendre dans ce terme d’esquisse les échos de ce dont nous avons parlé ce soir.
Pierre Caye – Revenons en effet à l’architecture, que Norbert Hillaire connaît bien. On distingue habituellement dans la pratique architecturale entre construction et réparation, production et réhabilitation, création et restauration. Il s’agit même là sans doute d’une summa divisio qui structure le monde actuel de l’architecture et de son enseignement. Cette division est devenue aujourd’hui à ce point rigoureuse et hermétique que dans l’ambiance d’architecturophobie que nous connaissons, l’architecte semble devoir être condamné à ne plus construire mais seulement à réhabiliter, selon des principes qui n’ont plus rien à voir avec la conception du projet architectural. Cette ambiance signe d’une certaine façon, à travers l’épuisement de la force de conception, le déclin de la culture européenne affaissée sur un vieux patrimoine dont elle est aujourd’hui incapable de comprendre l’intelligence vivante qui a présidé à sa constitution. En réalité la maintenance et la réparation en architecture comme dans tous les autres types de production se placent en amont de la division entre création et réhabilitation. La création doit contribuer à la réparation et à la protection du monde de même que la réhabilitation du patrimoine doit être au service de sa reviviscence et de sa vitalité créatrice. Il me semble que Malraux et le directeur général au ministère de la Culture Gaëtan Picon n’avaient pas d’autre conception du patrimoine et de sa politique, digne d’un État alors aussi souverain que la France. A ce titre le travail de Norbert Hillaire est aussi une façon de questionner trois quarts de siècles de politique culturelle à travers ce prisme particulièrement éclairant. Je reviens sur la puissance de maintenance du monde par l’art, à travers une nouvelle fois la référence architecturale. On lit sur le fronton de la façade palladienne de l’église San Francesco della Vigna à Venise dans le sestier du Castello, du côté de l’Arsenal, cette formule mystérieuse que Palladio, son architecte fit graver : Deo utriusque templi aedificatori ac reparatori. Sans vouloir entrer dans les arcanes d’un des projets, ou plus exactement des méta-projets (j’appelle méta-projet un projet qui cherche à répondre moins aux usages contingents de tel ou tel commanditaire qu’à un problème fondamental du savoir architectural) les plus heuristiques de Palladio, la formule dit bien ce qu’elle a à dire. Que construire c’est réparer autant que réparer est construire (aedificatori ac reparatori) et que l’architecture a vocation à réparer en même temps les deux temples de Dieu, à la fois le monde et l’édifice. L’art est une force contre l’usure du monde. C’est dire combien l’imbécillité militante de certains écologistes qui viennent symboliquement dégrader les œuvres d’art dans les musées fait partie des innombrables symptômes de notre incapacité à engendrer une nouvelle néguentropie, ce que j’appelle « civilisation ». C’est cette tâche que la Réparation et l’Abécédaire nous enjoignent désormais de remplir.
[1] cf. Pierre Caye, Seul le temps nous appartient, aux Éditions Verdier, 2024.