Le 15 août, elle aura 100 ans. Marie-Thérèse Zazzeri, toute pimpante dans sa jupe en jean et marinière rayée, qu’elle a préférée à un autre tee-shirt pour la photo, ongles impeccablement manucurés, en paraît à peine 80. La tête, la vue, l’audition, la locomotion : rien ne bat de l’aile chez la volaillère du cours Saleya. Son secret? Aucun: « Ma vie, c’était le magasin et l’appartement. Nous n’avons jamais pris de vacances. J’ai toujours vécu ici. »

Dès 1852

Ici. En plein milieu du cours. Dans l’appartement familial, au-dessus de ce qui fut l’enseigne Erminio Zazzeri et sous les fameuses terrasses de Saleya. C’est son petit-fils, Nicolas, un Nissart expatrié à Montréal (Canada), qui nous a donné envie d’aller voir sa grand-mère chérie. Pour qu’elle partage ses souvenirs de commerçante et de riveraine. Elle ne voulait pas tellement Marie-Thérèse. Trop pudique, trop modeste. La lumière, elle préfère la laisser dehors, derrière les persiennes vert amande. Mais pour faire plaisir à Nicolas, elle a accepté de nous recevoir. De plumer quelques souvenirs délicieux et de nous les servir cuits à point. Comme les grives corses qu’elle et Marcel, son époux, plumaient délicatement durant chaque nuit du 22 au 23 décembre, pour les fêtes.

« La maison est habitée depuis 1852 par les Zazzeri. » Une famille implantée dans l’alimentaire, venue de Florence (Italie) dès la fin du XIXe siècle. À l’origine, il y a Cino Zazzeri, puis Erminio, son neveu, relayé par son fils Marcel, le futur mari de Marie-Thérèse. Cette dernière naît à Riquier, le 15 août 1925, jour dédié à la Vierge, d’où le prénom Marie. Une fille Nallino, dont le père, Armand, « fabriquait des pianos mécaniques ». Marie-Thérèse déménage rue Antoine-Gautier, au port, va à l’école à Ségurane et poursuit ses études à Saint-Joseph, jusqu’à 18 ans. « Je me suis mariée avec Marcel en 1946. Il était parti à la guerre, avait été fait prisonnier, mais avait réussi à s’évader. » C’est comme ça, par l’alliance nuptiale, que la jeune épouse découvre le monde des volailles, lapins, gibier, crémerie, charcuterie. « Ce métier m’a plu, alors que j’ai été employée deux ans à la préfecture avant mon mariage. »

À l’origine, les chevaux livraient la marchandise. Ensuite, « à l’époque de mon beau-père, on livrait même l’après-midi, car il n’y avait pas de chambres froides. Après, nos marchandises arrivaient à la gare par trains en provenance de l’Allier, de la Bresse, de Bretagne, du Lot-et-Garonne pour les alouettes. Les œufs étaient soigneusement rangés dans de grandes caisses, entre 2 couches de paille. Toutes les volailles étaient pendues au plafond. »

Là, au milieu des poulets tous les jours de la semaine. Dès 6 heures. Pour vendre, préparer, puis faire évoluer le commerce, le moderniser avec chambres froides et vitrines réfrigérées. « C’était un magasin de détail, mais on servait beaucoup d’hôtels et de restaurants. »

Seule aux manettes


À presque 100 ans, Marie-Thérèse, vit toujours au-dessus de son ancien commerce, viscéralement attachée au cours Saleya qui l’a rendue heureuse, elle et sa famille. Photo Ch. R..

Après le décès d’Erminio, dans les années 50, Marie-Thérèse et Marcel transforment l’affaire familiale en SA Zazzeri. Et puis, au début des années 70, c’est Marcel qui s’envole. Très jeune. Sa veuve n’abdique pas: « Je suis restée au magasin avec cinq employés. J’ai beaucoup travaillé. »

Georges, 73 ans, le fils de Marie-Thérèse et Marcel, n’a pas pris le relais de ses parents. Il a préféré s’orienter dans le pétrole, à Monaco. Marie-Thérèse a donc tenu l’affaire, seule, jusqu’en 1986: « J’ai fermé quand on a construit le parking des Fleurs. J’ai attendu de longs mois avant de vendre à un restaurateur. J’ai été la dernière commerçante du cours Saleya à fermer. »

Un esprit chaleureux


Le tout premier commerce, du nom du fondateur, Cino Zazzeri, photographié ici, en 1912. DR.

« Les Niçois ne savaient pas acheter sans venir à Saleya. » Saleya… Tout un univers traversé d’odeurs, de saveurs, de clameurs. L’esprit de Marie-Thérèse se téléporte vers un passé pittoresque. « À 11 heures du soir, les grossistes en fruits et légumes s’installaient sur le cours et ils étaient remplacés à 6 heures par les détaillants. Tout le monde se connaissait. On s’appelait par nos prénoms. Il y avait les primeurs, qui vendaient leurs fruits et leurs légumes du pays en fonction des saisons. C’étaient beaucoup de paysans qui cultivaient sur les collines. Tout près de là, le marché aux fleurs, s’étendait jusque dans la rue Saint-François-de-Paule. »

Des commerces comme celui des Zazzeri, le cours Saleya en comptait pas mal: « Magnaldi faisait comme nous, Schiappello et sa façade en mosaïque était plutôt spécialisé dans les œufs, Lanteri vendait des agneaux de la vallée de la Roya, tandis que Sarperi, en face de nous, proposait volailles, fromages, boîtages. Et puis, à la place de Lac, rue de la Préfecture, c’était La Poulette. Que de l’alimentation. » Tous ces commerçants, sédentaires, vivaient comme les Zazzeri, au-dessus de leur outil de travail. Désormais, les appartements, pour la plupart, sont devenus salles de restauration.

Un peu plus loin dans le quartier, des échoppes d’un autre genre, faisaient battre le cœur de la vieille ville. « On trouvait tout: bonneteries, merceries, cordonneries… Sans parler des modistes, des remailleuses de bas, etc. Il régnait alors dans ce Vieux-Nice et sur le cours Saleya, un esprit chaleureux, une solidarité. » Un esprit de village qui, au fil des décennies, a laissé la place à un monde touristique d’un autre genre. Mais Marie-Thérèse, témoin d’un pan de la vie commerçante de Nice, est restée viscéralement attachée à son cours à elle, chargé d’histoire, d’éclats de voix en niçois et d’authenticité.